4.2.4.2 Aperçu de la perception de la maladie chez les Fang

Ainsi, les Baka sont considérés comme appartenant au stade supérieur dans l’ordre conceptuel fang. Mvone Ndong (2008) précise qu’il existe trois catégories d’individus suivants :

‘« les Beyem (de e-yem, savoir), ceux qui savent. Ils sont prédisposés à réaliser des choses extraordinaires et peuvent manipuler les lois de la nature. [… les] Golgole. Ils ont une intelligence matérielle et ne peuvent explorer le domaine de l’invisible, mais ils savent voir ce qui se trame dans l’Invisible. [… les] Miemie. Ce sont des gens simples, ils ne peuvent explorer l’univers invisible : ce sont des innocents. »’

Medjo Mvé (2008) estime que seules les personnes possédant l’èvú peuvent pratiquer « la grande médecine » comparativement à « la médecine populaire » et à « la magie » car elles auraient « à leur disposition une clef puissante que les autres n’ont pas ». Ces personnes sont alors considérées comme supérieures, propos qui viennent corroborer la hiérarchie établie par Mvone Ndong. Néanmoins, ce dernier pense que chaque homme possède en lui l’èvú, et ensuite, il importe à chacun de se rendre conscient de sa présence et de s’en servir, c’est-à-dire de décider de devenir une personne de savoir (celui qui sait).

Ainsi, autant, la définition de l’èvú paraît similaire chez Mvone Ndong et Medjo Mvé pour les Fang et chez Mallart Guimera pour les Evuzok (1977 : 24) qui s’accordent à trouver « chez le guérisseur la possession d’une substance, l’evu, censée siéger dans le ventre de certaines personnes », autant leur vision de la possession de l’èvú diverge ; les deux derniers auteurs référant à des populations différentes (quoique anciennement voisines au Cameroun) affirment que l’homme peut naître sans èvú.

‘« L’homme naît avec l’evu et c’est grâce à cette force qu’il peut apprendre certaines techniques médicales et exercer le métier de guérisseur avec succès. Cet apprentissage suppose donc une prédisposition. Un homme sans evu, un mmimie, ne peut accéder à l’exercice de cette médecine. » (Mallart Guimera, 1977 : 24)’

Ces trois stades de prise de conscience pourraient trouver des correspondances dans les rites initiatiques des Baka si l’on s’en tient à un niveau superficiel. Ce serait faire fi d’une distinction importante entre les initiations spirituelles et les initiations médicinales. Nous verrons effectivement que les Baka peuvent être à un haut degré d’initiation spirituelle sans pour autant prétendre devenir un grand guérisseur. Cela ne veut pas dire que les deux domaines ne sont pas liés puisque les guérisseurs font appel au niveau spirituel (cf. partie suivante) mais les compétences restent à acquérir dans chaque discipline. L’initiation spirituelle fait partie de la vie des Baka au quotidien si l’on se réfère aux diverses veillées pratiquées (chants, danses, contes, etc.) et s’acquièrent plus spécifiquement au fil des années, au cours des différents rites initiatiques proposés à tous les membres de la communauté quelle que soit leur spécialisation par ailleurs : chasseurs ou guérisseurs.

Les Baka connaissent la signification de l’ èvú qui n’existe pas chez eux mais chez les Fang ; ce serait un « organe mystérieux que l’on accorde aux personnes mystérieuses. Cet organe serait logé dans le ventre du sorcier et lui confère la possibilité de se transformer en animal sauvage » (Mvone Ndong, 2008).Ce terme èvú est également employé pour signifier « estomac »353.

Par ailleurs, si l’on se réfère aux propos de Medjo Mvé (2008 : 61) :

‘« Les Fang distinguent très clairement deux catégories de maladies : les maladies banales [zə̄zə̄ōkwān] et les maladies spécifiques à la culture fang [àkwànə́ fàŋ] que l’on dénomme encore [àkwànə́ yá dzáá] (les maladies du village). »’

Les Baka ne font pas du tout ce type de distinction et indiquent spontanément qu’ils n’ont pas de maladies propres à leur culture. Nous pourrions nous demander pourquoi ils éprouvent le besoin de le spécifier, si cela n’existe pas dans leur culture, si ce n’est pour se référer au système fang – que l’on peut alors considérer comme dominant de ce point de vue. La distinction qu’ils feront se situe au niveau des causes qui vont provoquer la maladie.

Lorsque les Baka parlent de la maladie, ils s’attachent principalement aux caractéristiques354 des patients qui viennent les consulter : ils s’adaptent. Aussi n’est-il pas étonnant de constater qu’ils calquent leur manière de l’appréhender sur les Fang qui constituent la majeure partie de leurs patients. La conception de la maladie de cette communauté doit, de fait, être abordée afin de mieux cerner les implications de celle-ci sur les différentes approches proposées par les Baka, que ce soit pour les divers types de maladie ou les traitements. Pour ce faire, le travail de Medjo Mvé (2008 : 60-61) me paraît intéressant en ce qu’il confirme ce qu’ont pu révéler les informateurs Baka.

‘« Prenons 3 sujets a, b, et c. Le sujet a présente une hernie étranglée [m̄bāŋ], le sujet b déclare avoir reçu une blessure invisible [èlúmá] au cours d’un affrontement nocturne ; le sujet c ne présente aucun signe clinique particulier mais a le sentiment que depuis quelque temps, rien ne va plus dans sa vie ; ses pièges n’attrapent plus de gibier, ses cultures périssent, ses filles "ne vont plus en mariage", etc.
Pour résoudre leurs problèmes respectifs, les individus a, b et c vont tous avoir la même démarche ; ils vont aller consulter un praticien susceptible de les soulager ; ils ont tous le sentiment d’être "malades" [ákwàn].
Ce simple constat démontre déjà l’extraordinaire complexité que recouvre la notion de maladie [ōkwān] chez cette population. »’

Comme évoqué dans la partie précédente, ces notions sont connues par les Baka (elles apparaissent clairement dans les différents types de maladies répertoriés), ceux-ci, de fait, s’adaptent aux conceptions du patient qu’ils amènent dans leur propre système de soins. Ainsi, les Baka proposent leurs traitements en adéquation avec les diverses conceptions de leurs patients et plus particulièrement celles des Fang qu’ils connaissent bien du fait d’une proximité permanente355. Il est alors difficile de faire une distinction claire entre leur propre conception de la maladie et celle des Fang. Il serait intéressant de mener une étude comparative des deux systèmes pour en retirer les caractéristiques propres aux Baka qui en fin de compte se situent toujours en fonction des Fang.

Notes
353.

En fang, il existe deux termes pour signifier estomac : [èvú] et [ōvāŋ].

354.

Les patients arrivent généralement avec un diagnostic pré-établi du type de maladie dont ils sont atteints, accompagné éventuellement des causes de celle-ci et des conditions dans lesquelles elle a été contractée.

355.

Ceci est d’autant plus vrai pour un village comme Mféfélam, qui non seulement jouxte le village fang de Esseng, mais surtout qui n’est qu’à quelques minutes de la ville de Minvoul.