Le concept de bassin de production

Les géographes agricoles26 ont montré la pertinence de l’approche systémique en termes d’agrofilières et de bassins de production pour analyser les dynamiques spatiales des productions agricoles. Jean Vaudois (2000) en souligne deux intérêts principaux : celui de fournir une grille de lecture très opérationnelle, et celui d’impliquer la prise en compte effective de l’ensemble des facteurs qui interagissent pour expliquer les évolutions constatées. En effet, le bassin de production représente la projection spatiale de l’agrofilière, considérée dans ses interrelations avec l’espace géographique. Ce concept intègre d’une part les éléments propres au fonctionnement de la filière agricole, c’est-à-dire ses différents opérateurs, le contenu de leurs échanges (biens, services, informations, argent) et ce qui détermine leurs échanges (le marché, la politique, les normes, etc.), et d’autre part, les éléments propres au territoire concerné par la filière.

La dimension exhaustive de ce concept spécifiquement adapté au cas de l’économie agroalimentaire justifie que nous l’ayons préféré à la notion de système productif localisé (SPL). Cette dernière, issue de l’économie industrielle, ne précise pas l’idée de rapports de pouvoir ou d’interdépendance existant entre les différents maillons d’une filière, même localisée. L’articulation entre un centre productif (les exploitations et les IAA) et des institutions d’encadrement (comme les politiques) est également absente de la notion de SPL. Enfin, si la notion de système agroalimentaire localisé (SYAL)27 prend en compte la dimension symbolique propre à l’alimentation et les liens spécifiques qui peuvent exister entre un produit agroalimentaire et son territoire (Muchnik et al., 2008), elle n’est pas aussi précise sur le fonctionnement de la filière que ne l’est celle de bassin de production. Il n’en demeure pas moins que les facteurs d’efficacité relevés dans les SPL et les SYAL - la coopération inter-entreprises, la flexibilité, les économies d’agglomération, l’importance de la réciprocité dans la régulation du marché local, la capacité d’innovation et d’organisation collective – peuvent être à considérer quant à l’évaluation de la pérennité d’un bassin de production.

Par ailleurs, si la définition d’un bassin de production proposée par Jean Vaudois est suffisamment précise pour décrire l’organisation et le fonctionnement de l’arboriculture locale, il n’en est pas de même pour ce qui concerne les interrelations entre celle-ci et son espace. Les travaux existants demeurent en effet peu approfondis sur cette question. Elle a été abordée par les géographes analysant l’émergence des bassins de productions intensives dans les années quatre vingt. Ils ont alors montré comment les caractéristiques économiques et sociales locales avaient pu favoriser leur développement dans certaines régions (Diry, 1985; 1987). Pour reprendre l’exemple de la Bretagne, la proximité de grands ports a facilité l’importation d’approvisionnements et l’exportation des volailles produites dans les élevages hors-sols. Mais le facteur déterminant fut l’acceptation, la promotion et la diffusion du modèle industriel par la majorité de la population agricole locale, d’autant plus réceptive à ce « progrès » que particulièrement pauvre et convaincue de l’idéologie de la modernisation partagée, portée par le mouvement de la jeunesse agricole chrétienne (JAC). Pour autant, aujourd’hui, face à la crise agricole, les liens bassins de production – espace sont peu questionnés. Certes, Jean Vaudois propose dans ses derniers travaux de chercher des facteurs d’adaptation et de compétitivité dans les « synergies bassin-milieu géographique » (Vaudois, 2000). Néanmoins, il ne précise pas ce que pourraient être ces synergies, excepté l’exemple de l’intégration de l’agriculture dans les politiques de développement local. Dans un ouvrage consacré aux interrelations entre firmes agroalimentaires et dynamiques rurales, Christine Margetic (2004) examine à l’inverse comment les stratégies d’approvisionnement des IAA peuvent redessiner des bassins de production industrielle. Enfin, l’approche proposée par Jean Pilleboue (2000) par la notion de « bassin de production de la qualité » se limite, quant à elle, aux cas des bassins liés à un territoire par une dénomination géographique formalisée par un SIQO ou par des marques privées ou territoriales. Il s’inscrit donc dans le cas particulier des produits de qualité territorialisée, dont l’ancrage à un espace donné a été exploré par les géographes ruraux depuis les années 1980, en particulier pour les productions fromagères28.

Répondre à notre question nécessite donc d’élaborer un cadre théorique plus détaillé de l’ensemble des liens unissant un bassin de production générique à son espace et des conditions dans lesquelles ceux-ci peuvent être, ou non, mobilisés comme ressources pour une meilleure valorisation de la production. Voyons pourquoi nous avons choisi la notion de territoire comme grille d’analyse des liens entre production et espace.

Notes
26.

Notamment Jean-Pierre Chaléard et Jean Pierre Charvet (2004), Jean-Pierre Diry et Jean Vaudois.

27.

Un SYAL est défini comme « des organisations de production et de services (unités de production agricoles, entreprises agroalimentaires, commerciales, de services, gastronomiques…) associées par leurs caractéristiques et leur fonctionnement à un territoire spécifique. Le milieu, les produits, les personnes, leurs institutions, leurs savoir-faire, leurs comportements alimentaires, leurs réseaux de relations se combinent en un territoire pour produire une forme d’organisation agroalimentaire à une échelle spatiale donnée. » (Muchnik, 2006, p.2, traduit de l’espagnol par nous).

28.

Outre les thèses de Claire Delfosse, de Daniel Ricard, de Sandrine Scheffer et de Julien Frayssignes, voire l’article de Claire Delfosse qui retrace comment la prise en compte par les géographes des liens entre production fromagère et espace évolue au cours du vingtième siècle : (Delfosse, 2006).