La notion de territoire

Si un bassin de production est structuré par une production donnée, ici l’arboriculture fruitière, son aire d’influence peut recouvrir différents espaces eux-mêmes soumis à d’autres facteurs d’évolution (autres activités économiques, aires administratives, projets politiques, dynamiques démographiques, etc.). La notion de territoire nous apparaît adaptée comme outil d’analyse, pour décrire les interrelations pouvant exister entre un bassin de production et les espaces qu’il recouvre dans le sens où elle aborde l’ensemble des liens existants entre une société et un espace en les replaçant dans une perspective historique.

Il est tout d’abord nécessaire de faire le point sur l’origine de cette notion et sur ses apports quant à l’appréhension de la complexité des relations entre une société et son espace de vie. Issue de la géographie humaine, la notion de territoire fût d’abord mobilisée comme outil d’analyse des liens qu’entretient une société avec son espace, puis reconnue comme objet géographique en tant que tel.

Donner une définition explicite et synthétique du concept de territoire est un exercice difficile. Des ouvrages entiers lui sont consacrés, témoignant de sa complexité29. Nous retiendrons celle donnée par Frédéric Santamaria pour sa concision et sa dimension méthodologique, soit « un produit social permettant l’étude de l’imbrication des rapports sociaux et des rapports spatiaux, c’est-à-dire des rapports de l’homme avec son environnement géographique, où l’espace est, en quelque sorte, enrichi par le sens que les sociétés lui confèrent, espace sur lequel elles agissent, qu’elles contrôlent, qu’elles construisent » (2002, p.20). Cette définition comprend les cinq grandes significations attribuées au concept de territoire par les géographes sociaux (Dimeo, 1998; Gumuchian, 2005) :

En termes méthodologique, le caractère heuristique de ce concept nous offre une excellente grille d’analyse de la complexité des relations qu’entretient un bassin de production avec son espace : il amène à les considérer à travers quatre grandes caractéristiques. La première est leur fonctionnement systémique. L’ensemble des dimensions liant un bassin de production et son espace fonctionne comme un complexe articulant constamment ces différentes dimensions entre elles (physique, sociale, économique, culturelle). La seconde caractéristique à prendre en compte est le rôle important des acteurs et de leurs stratégies, considérés comme encastrés dans leurs propres réseaux sociaux (Granovetter, 2000). Etant au centre du processus de territorialisation, les acteurs sont également ceux qui font et défont les liens entre le bassin de production et son espace. La troisième caractéristique à considérer est la variabilité des rythmes temporels qui dépendent des moteurs des modifications à l’œuvre. La construction du territoire s’inscrit dans le temps long, celle du bassin de production dans un temps plus réduit, ce qui se traduit aujourd’hui par des caractères hérités et des adaptations récentes aux nouveaux contextes. De même, une évolution très rapide des contingences économiques et des politiques agricoles entraînent ou se confronte à une évolution culturelle beaucoup plus lente. Enfin, la quatrième caractéristique importante est la nature multiscalaire des relations entre un bassin de production et son ou ses espace(s).

Une fois ces grandes caractéristiques posées, nous avons élaboré une grille de lecture des différentes interrelations existant entre un bassin de production et son espace, de la manière la plus large possible. C’est pourquoi nous mobilisons l’outil de la formation socio-spatiale développé par Guy Di Méo (Dimeo, 1998), que nous croisons avec la notion de bassin de production. La formation socio-spatiale (FSS) est une grille de lecture du concept de territoire qui détaille ses différentes dimensions. Elle nous permet donc d’identifier les diverses composantes des liens entre le bassin de production et son espace. Elle se décompose en quatre instances (Figure 1) : les instances géographiques et économiques relevant de l’infrastructure, et les instances idéologiques et politiques relevant de la superstructure. Chaque instance a une extension spatiale propre, des limites propres. Les quatre instances se combinent de manière dialectique pour former la FSS et forment un territoire « idéal-type » lorsque trois conditions sont rassemblées en même temps : elles sont bien différentes de leur environnement, elles ont les mêmes limites, le jeu dialectique de l’infrastructure et de la superstructure produit de la différence par rapport à ce qui se passe à l’extérieur du périmètre de l’espace considéré.

Figure 1: La structure de la Formation Socio-Spatiale

Schéma réalisé par C. Praly, d’après Guy Di Méo, 1998.

Dans notre grille, une instance « historique » a été ajoutée aux quatre instances de la FSS pour compléter l’analyse des liens entre production agricole et espace. Certes, l’histoire intervient dans la construction de chacune des quatre instances (Guy Di Méo le souligne d’ailleurs dans son ouvrage), laissant une part d’héritage aux éléments actuels. Mais l’ancrage historique mérite d’être analysé pour lui-même, afin de bien distinguer, dans les évolutions actuelles, quelle est la part de l’héritage et comment elle est, ou non, mobilisée. Il est donc possible d’établir la grille d’analyse des interrelations entre bassin de production et espace suivante (Tableau 1). Les cases présentent les indicateurs de ces interrelations.

La présentation des interrelations sous forme de tableau croisé entre les constituants du bassin de production et ceux de l’espace permet de mettre en évidence plusieurs éléments. D’abord, la récursivité de l’interrelation. Ici, l’objet d’étude étant les formes de valorisation pour la production, les liens sont prioritairement lus à partir de la filière fruits, mais la récursivité des liens est particulièrement importante à considérer. Par exemple, pour l’analyse du comportement des acteurs : les différents territoires administratifs et identitaires que recouvre ce bassin vont imprégner les dynamiques sociales, idéologiques et politiques locales. Ou encore pour le paysage : l’instance géographique influe, par le sol, le relief, le climat, et également par l’état hérité du paysage sur l’implantation des cultures fruitières, elles-mêmes ayant une répercussion sur le paysage.

Enfin, la lecture de ce tableau laisse apparaître que c’est l’activité de production en elle-même qui a le plus d’interrelations avec l’espace. Pour autant, cette activité est également dépendante de l’amont, de l’aval et du système d’encadrement de la filière, qui ont donc, indirectement, des impacts et des liens avec l’espace. Ce tableau permet d’appréhender et de différencier les liens relevant du produit en lui-même et des différentes fonctions de la filière, contrairement aux classifications selon la nature des liens (liens matériels, immatériels, etc.). En intégrant les activités productives et non le seul produit, il fait apparaître une dimension jusqu’alors peu évoquée et pourtant de plus en plus considérée : les externalités environnementales et sociales.

Ainsi, puisque le concept de territoire (décomposé en FSS) est à partir de là retenu comme outil pour lire les liens entre le bassin de production et son espace, nous emploierons désormais dans cette thèse le substantif « territoire » et l’adjectif « territorial » pour les évoquer bien que l’espace de la Moyenne Vallée du Rhône ne corresponde pas à une entité territoriale homogène. Elle recouvre au contraire plusieurs territoires administratifs et plusieurs entités territoriales. L’objectif n’est cependant pas de décrire précisément l’ensemble des interrelations bassin-territoire, mais plutôt de savoir repérer celles qui peuvent avoir un rôle dans la construction de ressources mobilisables pour une valorisation.

Tableau 1: Grille d'analyse des interrelations entre bassin de production et espace
Bassin de production

Territoire
Produit : fruits Activité de production : arboriculture Intermédiaires :
1
ère et 2 ème mise en marché
Commercialisation
Système d’encadrement
Historiques Variétés anciennes
Ancienneté
Infrastructures
Mémoire collective
Réseaux commerciaux traditionnels Réseaux commerciaux traditionnels  
Géographiques Relief
Climat
Sols
Paysages
Inscription spatiale des vergers
Infrastructures transport
Reliefs, sols, climats.
Externalités environnementales
Inscription spatiale.
Infrastructures transport.
Externalités environnementales
Inscription spatiale.
Proximité consommateurs
Inscription spatiale.
Socio-économiques Savoir-apprécier
Usages
Habitudes de consommation
Savoir-faire
Poids économique : emplois
Rôle social : travail saisonnier, tissu rural.
Synergie autres activités.
Savoir-faire
Poids économique : emplois, CA.
Synergie autres activités.
Poids économique.
Synergies autres produits, services.
Démographie.
Poids économique (emplois)
Compétences
Idéologiques Rôle identitaire
Rôle symbolique
Rôle identitaire
Rôle patrimonial
Conception du métier
Rôle patrimonial
Conception du métier.
Connaissance des fruits.
Rôle identitaire et patrimonial
Conception du métier.
Politiques Rôle identitaire
Rôle attractif
Objet fédérateur
Place des producteurs dans les instances de pouvoir.
Actions des collectivités territoriales.
Rôle identitaire, attractif, fédérateur.
Place dans les instances de pouvoir.
Actions des collectivités territoriales.
Action des collectivités territoriales.
Rôle attractif.
Place dans les instances de pouvoir.
Action des collectivités territoriales.

Réalisation C. Praly

Notes
29.

Nous nous référons à ceux de Guy Di Meo (1991; 1998) et de Hervé Gumuchian et al. (2003).

30.

La conception de la configuration spatiale du territoire est sensiblement divergente entre les deux auteurs. Guy Di Meo présente le territoire comme un espace « ouvert », issu de la superposition entre des espaces de pratiques, de représentations et de pouvoirs, pour lequel il est plus efficace de centrer l’étude en son cœur, alors que la définition de limites serait longue, difficile et nécessairement inexacte. En revanche, Hervé Gumuchian conçoit le territoire comme une configuration spatiale que les évolutions actuelles rendent souvent discontinue (archipélagique ou réticulaire), mais qui n’excluent pas la notion de limite.