b) Le pôle de l’Eyrieux ou l’art de la monoculture de pêche irriguée

A la fin du XIXème siècle, l’agriculture de la vallée de l’Eyrieux porte sur deux productions, la viticulture et la sériciculture. La double crise de la pébrine112 et du phylloxéra provoque une reconversion selon une voie unique, portée par des acteurs locaux novateurs, la culture de la pêche113. Cette monoculture devient rapidement le « miracle de l’Eyrieux »114, et la vallée de l’Eyrieux est érigée comme un modèle technique dans la production d’un fruit de luxe.

C’est entre 1880 et 1914 qu’émerge la monoculture fruitière dans la vallée de l’Eyrieux. La première plantation de pêchers intervient en 1882, à Saint-Laurent-du-Pape, à l’initiative de Jules Meyer qui expédiait déjà des raisins Chasselas, des primeurs et des cerises par diligence vers les marchés de Valence et de Lyon. Le terroir agroclimatique de l’Eyrieux apparaît rapidement très favorable à la production de pêches, grâce à la maîtrise des techniques de l’irrigation.

En effet, les sols d’arènes granitiques des coteaux ou les graviers des bords de rivière, ensoleillés par un climat méditerranéen, font de la petite vallée abritée du vent qu’est l’Eyrieux un terroir agronomique propice aux besoins des pêchers, à condition de pouvoir les arroser. Il s’agit donc de maîtriser l’irrigation. Très tôt les gens de l’Eyrieux avaient appris à utiliser l’eau de la rivière et de ses affluents, utilisée notamment pour faire fonctionner les « moulinages »115 comme à Saint-Sauveur-de-Montagut. L’irrigation des jardins, des cultures de primeurs et des arbres fruitiers est assurée par la construction de puits, de canaux gravitaires dans le fond de vallée, et assez rapidement par l’installation de moto-pompes pour faire remonter l’eau sur les coteaux (Bethemont, 1972).

Le réseau ferré, déployé à deux échelles, permet la commercialisation des fruits, donc l’expansion de la culture. Les fruits sont, comme à Saint-Rambert, expédiés vers les marchés de Lyon et de Paris par le train. Une première voie ferrée dessert l’ensemble de la vallée de l’Eyrieux, reliant Dunières en Haute-Loire, à La-Voulte-sur-Rhône, et s’arrêtant dans chaque village. Elle transporte aussi bien les voyageurs que les marchandises, primeurs et fruits. Ce réseau départemental est raccordé à la ligne nationale du P.L.M., qui dispose d’une gare à Beauchastel. Un service de regroupement assure le transbordement des colis de fruits descendus de la vallée, entre La-Voulte et Beauchastel. Ainsi, si les producteurs de l’aval de la vallée apportent directement leurs fruits à Beauchastel, ceux de l’amont utilisent le réseau départemental.

La production plafonne néanmoins à moins de 1000 tonnes par an jusqu’à la fin des années 1920. La culture du pêcher demeure une production d’appoint, les arbres sont dispersés ou mélangés, complantés avec des céréales ou des primeurs. Ils ne sont ni taillés, ni traités. La mise au point de techniques culturales originales, par quelques acteurs locaux, va ériger la vallée de l’Eyrieux en modèle d’innovation.

Entre 1930 et 1960 s’affirme le modèle fruitier de l’Eyrieux. En effet, les techniques de production et de commercialisation mises au point par les arboriculteurs locaux améliorent les résultats de la production locale et confèrent à la pêche de l’Eyrieux une réputation d’excellence à l’échelle nationale. Un acteur notamment, Silas Faugier116 développe une approche raisonnée et rationalisée de la culture du pêcher. Il préconise la diminution du nombre de branches charpentières, jusqu’à l’élaboration du modèle de taille en Y. Ainsi, le volume occupé par un arbre est moindre, ce qui l’incite à augmenter la densité de plantation, donc à l’organiser. Il plante les vergers en lignes ce qui permet d’élever la moyenne qui était de 400 arbres par hectare à 1800 arbres. Il développe enfin une méthode d’éclaircissage au sécateur, ou taille en vert.

Ces progrès ont lieu dans un climat d’émulation locale, soutenu par les services agricoles. La profession se structure : les producteurs de fruits s’organisent en syndicats locaux, puis en Fédération des Syndicats de Producteurs de Fruits de l’Ardèche. Des délégations d’autres régions fruitières117 viennent visiter les vergers et s’informer des techniques culturales. Arboriculteurs et politiques de l’Eyrieux organisent rapidement des évènements autour de la pêche. Faisant ainsi de leur vallée une vitrine, ils se construisent une notoriété commerciale favorable118. Des expositions fruitières sont organisées à La-Voulte-sur-Rhône en 1908, puis en 1933 par la Fédération des Syndicats de Producteurs de Fruits de l’Ardèche, avec le concours de la Chambre d’Agriculture de l’Ardèche, de l’Office agricole de l’Ardèche, de l’Office agricole régional du Midi et placée sous le haut-patronage du Ministre de l’Agriculture et du Préfet de l’Ardèche. Les techniques culturales sont montrées, des matériels (tracteurs, pulvérisateurs, calibreuses, engrais, etc.) sont exposés, des pépiniéristes présentent les nouvelles variétés. L’évènement est couvert par la presse nationale. Une autre exposition est organisée en 1924 à Saint-Fortunat, où une moto-pompe pour l’irrigation constitue la nouveauté. Un concours d’exploitations fruitières est créé en 1936 par le Syndicat des Producteurs de Fruits de l’Ardèche. Le but était d’encourager la diffusion des techniques culturales développées dans la vallée de l’Eyrieux à tout le département, en primant chaque année les plus belles plantations d’un secteur géographique. Dernier élément montrant le rayonnement national de l’Eyrieux : le congrès national de la Mutualité et de la Coopération Agricole de 1937 se tient à Vals-les-Bains, et la journée d’étude est consacrée aux vergers de l’Eyrieux.

Ces progrès techniques, l’accroissement de l’irrigation grâce à l’électricité, ainsi que le succès commercial des pêches de l’Eyrieux, entraînent une réelle explosion de la production. La culture s’étend sur les coteaux abrupts, aménagés en terrasses, sur les plateaux et jusque dans la haute vallée (parfois au-delà de 500 m d’altitude). Dans les années 1930, les vergers couvrent 300 ha sur les 50 km de la vallée de l’Eyrieux. Des postes d’irrigation à basse tension remontent l’eau à 360 m au-dessus de la rivière. Des techniques d’aspersion par tourniquets et par tuyaux percés de trous sont développées à la fin de la décennie. Les volumes de production sont démultipliés. Sur l’ensemble du département de l’Ardèche, la production passe de 800 t. environ en 1920, à 6 800 t. en 1929, et à plus de 8 000 t. en 1935, alors que l’Eyrieux produit à elle seule 3 419 t. en 1931 et 7 623 t. en 1935119. Les prix encouragent cette évolution120. Cette culture demeure néanmoins très fortement rémunératrice, ce qui explique sa très grande expansion. Ce succès est la conséquence d’une stratégie commerciale efficace : les pêches de l’Eyrieux sont travaillées comme des produits de luxe, et vendues sur les meilleurs marchés parisiens (Tableau 11).

Tableau 11: Destination des pêches de Saint-Laurent-du-Pape en 1932
Villes d’expédition Part dans l’expédition
Paris 80%
Lyon (dont une partie vers la Suisse) 10%
Saint-Etienne 5%
Marseille 3%
Villes d’eaux : Vichy, Aix-les-Bains, Evian, Biarritz, Vals 1,5%
Marché local pour les fruits trop mûrs 0,5%

Source : P. GOURDOL, P.65

Ramassées mûres par les hommes121, les pêches sont immédiatement emballées avec soin par les femmes, sur place, dans les cabanons construits en bord de parcelle. Elles sont placées dans des cagettes remplies de fibres de bois ou de ouate, pour les protéger des chocs. Ces fibres sont parfois teintes en bleu, pour mettre en valeur la coloration du fruit. Les pêches sont triées par calibre et par couleur, pour confectionner des cagettes homogènes. Les plus beaux fruits peuvent aussi être encapuchonnés dans une « collerette dentelée en papier » (Fougeirol, 1937, p.177). Un système de commercialisation performant permet de valoriser ces produits fragiles. Via le train, les producteurs de l’Eyrieux expédient leurs fruits à un réseau de commissionnaires parisiens, qui assurent les ventes aux détaillants et restaurants, essentiellement sur le marché haut de gamme des Halles. Quelques lots sont ensuite transportés jusque dans le nord de la France, ou exportés à Londres ou en Belgique, mais le marché export est encore limité dans les années 1930. Sans pré-réfrigération, les pêches ne peuvent pas supporter un voyage de plus de 24 heures.

Ainsi, dans deux pôles distincts de la Moyenne Vallée du Rhône, se construisent simultanément deux centres fruitiers d’ampleur nationale et pourtant bien différents entre eux. Le pôle rambertois se caractérise par une production diversifiée cultivée en sec, commercialisée régionalement et nationalement par des outils commerciaux locaux (le marché, la gare). La dynamique du pôle de l’Eyrieux est autre, caractérisée par une technicité très pointue (en production, irrigation, conditionnement) spécialisée en une production unique et haut de gamme, la pêche, expédiée sur le marché parisien. Des savoir-faire de production et de commercialisation spécifiques et variés, adaptés à la diversité des conditions pédoclimatiques de la Moyenne Vallée du Rhône sont alors élaborés. Les débouchés commerciaux mis en place et la présence d’infrastructures de transport jouent un rôle déterminant. L’arboriculture est d’emblée une culture pour l’expédition. La vente directe est quasi inexistante (Tableau 11), car les fruits demeurent un produit de luxe, vendus sur les marchés urbains. Seules quelques fabriques de pulpe d’abricot situées à Tain-l’Hermitage constituent un débouché local. L’expansion de la production fruitière fait bientôt se rencontrer les deux modèles productifs.

Notes
112.

Maladie qui affecte les vers à soie et qui détruisit l’économie fondée sur la sériciculture à cette période.

113.

Les sources de cette partie sont essentiellement issues du travail de recherche et d’analyse réalisé par Pierre Caritey, pour son mémoire de Master 1 Etudes Rurales (Caritey, 2007), en lien avec notre propre recherche de thèse.

114.

Formule reprise d’un article de René Miquel, (Miquel, 1955).

115.

Usine destinée à dévider les cocons de soie et confectionner les écheveaux du fil de soie. Ce type d’industrie, fonctionnant à l’énergie hydraulique, était particulièrement présent dans l’Ardèche cévenole, pays de la sériciculture et de torrents.

116.

Silas Faugier est communément reconnu comme l’acteur clef de l’arboriculture dans l’Eyrieux. Arboriculteur à Saint-Laurent-du-Pape, membre de la secte protestante des darbystes, il appréhende son verger par une observation minutieuse du comportement des arbres, qu’il enrichit de voyages dans les vergers de Hyères et de Saint-Rambert-d’Albon. Il est décoré du titre de Commandeur du Mérite agricole en 1937.

117.

En 1925 par exemple, une excursion est organisée par le Conseil Général des Alpes-Maritimes.

118.

Le directeur des services agricoles de Privas déclare, lors de la visite du Conseil Général des Alpes-Maritimes en 1925 : « La France entière connaîtra bientôt la vallée de l’Eyrieux… Loin de gêner la production ardéchoise, ces visites font sûrement rayonner le prestige de notre Ecole Fruitière, attirent des sympathies à nos populations et contribuent à leur recruter de nouveaux clients. » (Ginet, 1937, p.137).

119.

Ginet, 1937, p.128.

120.

Le prix moyen du quintal de pêche passe de 120 francs en 1920 à 300 francs en 1929 et redescend à 200 francs en 1935, en francs constants (J. Ginet, 1937, p. 128).

121.

P. Caritey rapporte avec précision tout le soin qui était porté au travail de récolte par les hommes, la justesse du choix du fruit à bonne maturité, et du geste pour le détacher sans l’abîmer (Caritey, 2007).