c) Une culture – mode de vie : impacts de la révolution arboricole dans la vie économique et sociale

Georges Rufin, qui a réalisé son D.E.S. sur le thème de « L’évolution des cultures fruitières dans la Drôme et ses incidences économiques et sociales », montre que le développement si brutal de l’arboriculture a suscité une « révolution » économique et sociale qu’aucune autre activité productive n’avait, jusqu’à présent, égalée (Rufin, 1961). Les conséquences de cette révolution touchent à la fois aux équilibres sociaux, avec l’émergence d’un nouveau statut social pour les « arboriculteurs », ainsi qu’aux dynamiques territoriales. Avec l’arboriculture naît également un nouveau corps de métier, jouissant d’un statut social supérieur au cultivateur traditionnel, l’arboriculteur124.

Le développement des productions fruitières a d’abord un fort impact sur le cadre de travail des producteurs, donc sur les structures d’exploitations. Cette culture à très haute valeur ajoutée et intensive en travail, menée seule ou souvent en complément d’autres productions, permet le dynamisme de nombreuses exploitations de taille petite à moyenne. Le cas le plus emblématique étant l’Eyrieux125, dans la Drôme Georges Rufin conclut son analyse en affirmant que « les culture fruitières ont été un facteur puissant de maintien de la petite exploitation 126 , mais aussi un facteur d’extension de ces petites exploitations et de survie des grands domaines préexistants. »127 (Rufin, 1961, p.82). Un phénomène de spécialisation s’observe en parallèle, analysé par Georges Rufin. Selon lui, ce sont surtout les grands domaines qui tendent à se spécialiser. Les petites exploitations (moins de 40 ha), en revanche, soit maintiennent une production diversifiée, par manque de capacité d’investissement ou par choix de sécurité, soit se spécialisent en fruits et alors s’agrandissent. Les modes de faire valoir dominants, qui étaient avant l’arrivée de l’arboriculture le faire-valoir direct et le métayage, sont maintenus avec une tendance au renforcement de la propriété grâce aux hauts revenus dégagés par les fruits (Rufin, 1961). La plus grande nouveauté est le développement du salariat dans les exploitations, qui embauchent saisonniers et personnel permanent pour assurer les travaux de taille et de récolte. Comme nous l’avons décrit pour le processus migratoire des gens de l’Eyrieux dans la vallée du Rhône, souvent les salariés agricoles, détenant un savoir précieux en production fruitière, peuvent par la suite accéder à de petites propriétés qu’ils savent rapidement mettre en valeur.

Les hauts revenus dégagés par la production fruitière participent également d’une amélioration rapide du mode de vie des familles des arboriculteurs (Rufin, 1961). Après la mécanisation des exploitations, c’est l’habitat qui est équipé, visant un confort proche de celui des villes. Cela commence par l’intérieur : installation du chauffage central, d’une cuisine ou d’une salle de bains, achats de meubles de salon, etc. On observe ensuite un embellissement des maisons, rénovation des façades, fleurissement. L’automobile est également un signe d’aisance courant chez les arboriculteurs. Dans l’Eyrieux, Pierre Bozoncite que « camionnette et auto de tourisme sont d’usage courant » dès les années 1950 (1961, p.496). Enfin, le mode de vie se rapproche de celui de la ville, par l’écoute de la radio et de la télévision, par les déplacements fréquents sur les marchés, les relations avec les clients, et pour le tourisme, permis par la voiture.

Ces changements se traduisent plus profondément encore sur les hommes de l’arboriculture, qui se distinguent peu à peu des autres paysans (Rufin, 1961). La famille dispose de plus de temps libre et de moyens, les enfants font davantage d’études. L’arboriculteur est habitué à la recherche, à l’adaptation, voire à l’expérimentation de nouveautés techniques. Par ses activités commerciales, il est ouvert sur le monde (au moins l’échelle nationale) et à l’économie, habitué à négocier avec des personnes d’autres milieux que le sien. Finalement, un nouveau corps de métier se forme, celui d’arboriculteur, dont le statut social est supérieur à celui de cultivateur ou d’éleveur.

La production fruitière est donc non seulement un nouveau corps de métier, mais aussi un vecteur d’ascension sociale, comme ce fut le cas des productions primeurs dans le Comtat (Durbiano, 1997).

Les effets de l’arboriculture se traduisent également sur le territoire, à la fois par l’impulsion d’une dynamique locale et par ses impacts sur l’aménagement du territoire.

Les territoires concernés par la production fruitière bénéficient d’une vigueur nouvelle. La haute rentabilité permise par la culture, la forte demande en main d’œuvre sur de faibles surfaces stimulent la démographie. Des territoires qui auparavant étaient touchés par l’exode rural, comme l’Eyrieux, deviennent attractifs pour les populations des montagnes voisines. A l’échelle de la Moyenne Vallée du Rhône, traditionnellement espace de migrations et d’attractivité pour les populations des piémonts alentours (Préalpes à l’Est, Cévennes et Vivarais à l’Ouest), Jacques Béthemont décrit un phénomène d’amplification et de fixation, de concentration de la population agricole dans les espaces fruitiers. Ainsi, les habitants du Vivarais descendus pour les travaux saisonniers dans les vergers de la vallée du Rhône s’y établissent peu à peu. Puis le piémont du Vivarais, lui-même gagné par les productions fruitières (développées grâce au savoir des gens ayant travaillé dans la vallée), devient à son tour lieu d’attractivité pour les populations des hauts plateaux. « Les vergers des parties privilégiées permettent une densité rurale de plus de 100 hab./km² » (Rufin, 1961, p.92). L’économie locale est ainsi globalement stimulée, par le développement des métiers liés à l’arboriculture et de la consommation par une population en croissance disposant de plus de moyens. Les collectivités locales voient par conséquent leurs ressources augmenter, notamment grâce à la majoration de l’impôt sur le foncier128. En 1959, il s’élève en effet à 8640 francs sur les vergers arrosés pour seulement 1440 francs pour les terres en polyculture, soit un rapport de un à sept (Rufin, 1961).

Ainsi, les équilibres territoriaux établis auparavant se modifient, redessinés au gré des espaces de production fruitière. De nouveaux centres émergent : « La spéculation fruitière revitalise du dedans les collectivités locales drômoises, département et surtout communes. De vrais foyers de progrès, limités malheureusement aux zones fruitières, peuvent s’affirmer, forts de leur relative autonomie financière. » (Rufin, 1961, p.95). C’est le cas de la vallée de l’Eyrieux, de Saint-Rambert-d’Albon, de Châteauneuf-sur-Isère et des communes de la plaine de Valence. Le renversement de situation est d’autant plus marquant que la production fruitière, en particulier les pêches, se développe sur des terrains perméables, drainants, caillouteux ; autrement dits, pauvres et presque incultes pour les productions céréalières traditionnelles du Rhône Moyen. Les espaces et les populations pauvres des marges du Rhône, considérés comme tels par ceux des espaces céréaliers du Dauphiné, deviennent, en quelques décennies, des lieux et des hommes de dynamisme et de richesse.

Notes
124.

Nous ne savons pas exactement à quand remonte l’emploi du terme « arboriculteur », mais Georges Rufin l’utilise déjà en 1961.

125.

Où, nous le rappelons, Pierre Bozon évalue en 1950 que 80% des exploitations ont une superficie comprise entre 2 et 5ha (Bozon, 1961).

126.

En 1945 sur l’ensemble de la Drôme et toutes productions confondues, les domaines compris entre 10 et 40 ha occupent 48% de la SAU totale, tandis que ceux de plus de 40 ha en occupent 35% (Rufin, 1961, p.74).

127.

Il existe quelques grands domaines d’origine paysanne et il recense à cette époque trois grands domaines capitalistes.

128.

Il était alors réparti entre les communes et le département, dans un rapport variant entre 40/60% et 50/50% (Rufin, 1961).