Ces évolutions, bien que décrites brièvement, montrent les différentes facettes de la construction d’un système socio-spatial accompagnant le développement de l’arboriculture fruitière. A l’aube de la Seconde Guerre mondiale, on peut déjà parler en Moyenne Vallée du Rhône d’un bassin de production de fruit destinés à l’expédition, via les marchés de production et le train.
Un nouveau métier est établi, celui d’arboriculteur, dont l’activité de production est indissociable de celle de commercialisation. Celle-ci s’opère encore majoritairement de manière individuelle, sur les marchés de production ou en lien direct avec des expéditeurs ou des commissionnaires. Elle reste fortement inféodée aux moyens de transports disponibles pour acheminer dans les meilleurs délais des fruits mûrs et fragiles sur les marchés urbains de Lyon, Saint-Etienne, Paris, puis des villes du Nord et de l’Est de la France. Une petite part est expédiée jusqu’en Angleterre ou en Belgique, mais fortement limitée par les temps de transport trop longs. De petites industries et des métiers liés aux besoins de cette activité se développent dans la Moyenne Vallée du Rhône, formant localement un tissu productif fruitier.
La dynamique fruitière est, à l’origine, essentiellement l’œuvre des arboriculteurs, dont quelques leaders particulièrement novateurs stimulent, par l’exemple, les dynamiques locales. L’encadrement est tout juste existant, mal assuré par les Chambres d’Agriculture et les Offices agricoles départementaux. Les syndicats de producteurs de fruits s’organisent localement, puis au niveau départemental, notamment pour diffuser les techniques par l’organisation d’expositions et de « journées fruitières ». Le marché est complètement libre, sans aucune règlementation. Si les pêches de l’Eyrieux sont conditionnées dans des cagettes particulières, ne recevant qu’un seul rang de fruits, l’usage le plus répandu est d’expédier les fruits en mussy ( Photo 14 , Photo 15 ). Ce sont des cagettes en bois de forme ovale portant le nom de leur fabricant, et pouvant avoir plusieurs dimensions standards.
Les liens entre ce bassin fruitier et ses territoires sont nombreux, structurant la production et la commercialisation. Au niveau de la production, des savoir-faire spécifiques ont été décrits, des techniques de taille, d’associations culturales, de récolte, d’irrigation, de répartition des espèces selon les terroirs agronomiques. Des capacités locales d’innovation sont montrées, tant sur les soins aux arbres que sur l’obtention variétale129. Au niveau de la commercialisation, des savoir-faire sont également développés pour le conditionnement méticuleux des fruits, pour le développement de réseaux commerciaux, mais ce sont les infrastructures de transports qui jouent un rôle déterminant. La relative proximité des marchés urbains est très tôt mise en valeur par différents moyens de transport (voitures hippomobiles, bateaux, puis voies ferrées). A ce titre, on note déjà que le pôle rambertois, plus proche des agglomérations du nord de Rhône-Alpes, bénéficie d’un circuit de commercialisation plus précoce que l’Eyrieux. Le train estompe ensuite cette différence.
L’arboriculture inscrit sa marque dans les paysages, dans les infrastructures liées aux parcelles, terrasses, cabanes d’emballage et canaux d’irrigation de l’Eyrieux130. Elle imprime son dynamisme économique et social le long des rives du fleuve entre le canton de Roussillon au nord, et celui de Loriol au sud, et le long des vallées affluentes (Eyrieux, Doux, Cance dans le département de l’Ardèche ; Drôme, Isère, Herbasse, Valloire dans celui de la Drôme).
L’arboriculture de la Moyenne Vallée du Rhône s’est développée à partir de deux pôles géographiques, la vallée de l’Eyrieux, en Ardèche, et le pays de Saint-Rambert-d’Albon, en aval de la vallée de la Valloire, dans la Drôme. Ces deux dynamiques, portées par des acteurs novateurs, sont au départ indépendantes l’une de l’autre sur les plans humains et techniques, puis rapidement reliées par les circuits commerciaux. Devant le succès commercial de cette production, et l’énergie déployée par les professionnels, l’arboriculture fruitière est une activité qui s’étend le long de la vallée. Le « pôle rambertois » rencontre finalement le « pôle de l’Eyrieux », et une véritable culture fruitière, au sens anthropologique du terme, s’établit dans la Moyenne Vallée du Rhône. En effet, le développement de l’arboriculture sur cet espace longtemps dédié à une polyculture céréalière ne constitue pas seulement une véritable révolution agricole : en apportant une production à très haute valeur ajoutée sur des terrains auparavant incultes, elle représente également un bouleversement social, dont les conséquences dans la société locale et dans les représentations sont encore présentes aujourd’hui. L’arboriculture constitue ainsi le moteur de la structuration d’un système socio-spatial particulier, le bassin de production de la Moyenne Vallée du Rhône. Sous les vergers, de nouveaux espaces de richesse se dessinent, qui ne tardent pas à devenir des lieux d’organisation et de pouvoir.
Cliché Raymond Coustaury, fourni par Alain Coustaury Larnage, daté d’environ 1960.
Cliché C. Praly, Saillans, 2006.
A cette période, les pépiniéristes professionnels spécialisés sont encore rares, les arboriculteurs sachant eux-mêmes greffer les arbres. Nombre d’entre eux sont ainsi obtenteurs de variétés nouvelles, en s’essayant à des croisements.
Voir les photos dans le chapitre 1.