b) La « normalisation » pour faciliter les transactions à distance

Parallèlement à ce mouvement, le contexte politique et réglementaire est profondément modifié par l’instauration des lois de modernisation agricole françaises et l’organisation du marché communautaire. La production fruitière et ses modes de commercialisation sont peu à peu normalisés.

La PAC de 1962 pose les premiers jalons de la normalisation dans un contexte de modernisation agricole accélérée. En effet, le Marché Commun mis en place en 1962 par l’Europe des Six comporte six règlements dont celui des fruits et légumes : la première Organisation Commune des Marchés fruits (OCM) est créée. Le marché national demeure néanmoins protégé jusqu’en 1966. Le marché unique des fruits entre en vigueur en 1967, mais sans organisation commerciale entre les pays membres, ce qui laisse régner une concurrence complètement libre (Durbiano, 1997). Les crises provoquées par les problèmes de surproduction et de saturation du marché suscitent rapidement une politique visant à encourager le rassemblement de l’offre et son adaptation à la demande. En 1967, l’OCM fruits subventionne la création des Groupements de Producteurs132 (GP), inspirés de l’organisation en coopérative. Dès lors, la plupart des coopératives sont reconnues comme GP et peuvent bénéficier de financements du FEOGA133, ce qui encourage d’autant plus l’adhésion des producteurs à ces structures.

Dans le même temps, la « normalisation » contenue dans l’OCM de 1962 est progressivement mise en place, devenant obligatoire pour 27 produits entre 1965 et 1968. Son objectif est de parvenir à une meilleure gestion du marché et surtout de permettre la commercialisation sans la présence physique du produit. Pour cela, des normes sont définies pour rendre objectivable la qualité d’un fruit, fondées sur les critères de forme, de calibre, de coloration, de l’état de maturité et de présentation de la marchandise. Elles aboutissent à une classification en quatre catégories de fruits, chacune étant reconnaissable à son emballage particulier134. Applicable aux échanges internationaux et français, à condition que le lieu de vente soit à plus de 50 km du lieu de production, cette norme bouleverse les pratiques de commercialisation. Comme tout changement, celui-ci provoque des résistances de la part des producteurs135. Encore aujourd’hui, dans nos enquêtes personnelles, l’étape de la « normalisation » est souvent mentionnée comme un tournant dans les pratiques, un repère chronologique connu de tous. Il y a l’avant où la commercialisation se faisait en mussy, et l’après avec les catégories et emballages normalisés imposés.

Les GP sont fédérés dans les premiers Bassins Economiques, constitués à l’échelle régionale. Ceux de la Moyenne Vallée du Rhône sont donc rattachés au Bassin Economique Rhône-Alpes. Ils ont pour fonction de faire appliquer cette normalisation. L’objectif est de déterminer, pour chaque campagne, les qualités commercialisables et celles qui ne le sont pas et de réguler ainsi la quantité de fruits mise sur le marché.

Au niveau national, l’Etat impulse un très fort mouvement de modernisation et, par là même, d’homogénéisation des productions de fruits (Chazoule, 2001). L’action porte sur la recherche scientifique, menée par l’INRA et diffusée de manière linéaire et descendante par les centres techniques (CETA et centres d’expérimentation CTIFL) instaurés au début des années 1960. Cette organisation « colbertiste » du développement diffuse des variétés et des techniques de production identiques sur l’ensemble du territoire national, remplaçant et gommant les spécificités locales. L’enjeu est d’obtenir une production standard, normalisée, accessible à faible prix pour les consommateurs et concurrentielle sur le marché européen. Dans la Moyenne Vallée du Rhône, cela se traduit par l’arrivée des variétés américaines, les pêches jaunes et la pomme de variété golden (Rufin, 1961). Plus résistantes, plus productives, elles sont cultivables par une taille simplifiée en gobelets136 à taille longue qui les rend accessibles au plus grand nombre de producteurs. Jusque là, la taille était un travail de spécialiste, qui nécessitait une formation longue acquise seulement dans les vergers. Enfin, la généralisation de l’irrigation, d’une part grâce à la fin des aménagements hydrauliques, et d’autre part grâce à la diffusion des techniques, autorise l’expansion géographique des vergers dans toute la Moyenne Vallée du Rhône (Bethemont, 1972).

La très grande progression de la production fruitière française, désormais en concurrence avec la production italienne dans un marché complètement libre, conduit à de très fortes crises conjoncturelles, comme celle de 1968 pour les pêches (Mayaud, 2005). Une nouvelle OCM est alors conçue pour réguler ces crises par le retrait.

L’OCM fruits dite de 1972 a été fixée par le règlement 1035/72, instaurée entre 1969 et 1972. Le principe organisateur est celui du retrait des excédents de fruits par des organismes d’intervention, les GP, subventionnés par le FEOGA. Les fruits retirés sont payés aux producteurs à un prix fixe. Le montant de ce prix est compris entre 40 et 50% d’un prix de base calculé sur la moyenne des cours des trois années précédentes. En termes de régulation du marché, ces interventions demeurent limitées, d’abord parce qu’elles ne concernent que huit produits137, ensuite parce qu’elles sont peu importantes : elles représentent entre 0,5 et 2% des volumes selon les années (pouvant atteindre des proportions plus élevées pour les pommes avec 7% en 1979-1980) (Durbiano, 1997). Elles donnent néanmoins une mauvaise image de la profession fruitière aux consommateurs, qui comprennent mal que des tonnes de fruits soient jetées. Elles amplifient également l’opposition entre producteurs « organisés », c’est-à-dire membres d’un GP et ayant droit aux aides aux retraits, et producteurs « indépendants », n’ayant pas accès à ces aides. Les seconds reprochant souvent aux premiers d’avoir profité de l’existence de ce dispositif pour produire à outrance des fruits de mauvaise qualité destinés au retrait.

Ainsi, bien que divisée en deux camps, les producteurs « organisés » et les « indépendants », la filière reste dominée par un marché libre et spéculatif, dont la normalisation permet techniquement un élargissement de l’univers concurrentiel aux six pays membres de la Communauté économique européenne. La filière fruits s’adapte à ce nouveau contexte en allongeant sa chaîne d’expédition.

Notes
132.

D’après la loi complémentaire agricole du 8 août 1962, il s’agit de groupes d’agriculteurs (coopératives, unions de coopératives, SICA, syndicats agricoles autres que les syndicats à vocation générale, associations loi 1901) qui se rassemblent pour engager des actions et qui s’imposent des règles communes. Les actions concernent la production, la mise en marché et la vente (engagement d’apports, connaissance et contrôle des transactions, activité économique). Le Gouvernement « reconnait » les GP lorsque ces règles sont appliquées (Leroux, 1976).

133.

Fond Européen d’Orientation et de Garantie Agricole, qui finance les mesures prises par la PAC.

134.

La catégorie « extra », étiquette rouge : produits de qualité supérieure, de forme, apparence, coloration et goût correspondant à la variété, pratiquement exempts de défauts affectant leur apparence extérieure et de présentation particulièrement soignée.

La catégorie I, étiquette verte : produits de bonne qualité, commercialement exempts de défauts et de présentation soignée.

La catégorie II, étiquette jaune : produits pouvant présenter quelques défauts non nuisibles à la qualité intrinsèque du produit et satisfaisant aux caractéristiques minima ci-dessus.

La catégorie III, étiquette grise : produits ayant des défauts, plutôt destinés au marché de la transformation. D’après (Leroux, 1976, p.27).

135.

« Comme bien des vergers français, ceux du Rhône moyen sont actuellement gênés aussi par la mise en vigueur des accords de Bruxelles qui modifient complètement les conditions techniques de la vente, et auxquels les arboriculteurs n’ont pas encore pu s’adapter. » (Coustaury, 1966, p.153).

136.

Taille en forme ronde : à partir de l’axe vertical, à environ 30 cm du sol, partent des ramifications (branches charpentières) sur lesquelles la taille entretient un certain nombre de coursonnes (petites branches), qui portent les fruits.

137.

Pour les fruits, ce sont la pêche, la poire, la pomme, l’orange, la mandarine et le citron. Pour les légumes, ce sont la tomate et le chou-fleur.