c) Allongement et complexification des filières d’expédition de fruits

Les circuits d’acheminement des fruits de la production à la consommation s’allongent et deviennent plus complexes (Chazoule, 2001). Il s’agit de gérer des volumes de plus en plus importants, avec des besoins en stockage (chambres froides) à chaque étape. La taille des coopératives s’accroit ainsi que celles des entreprises des producteurs-expéditeurs et des expéditeurs privés. Par ailleurs, des courtiers, des négociants et des opérateurs hybrides (producteurs-expéditeurs faisant également du négoce par exemple) assurent les investissements nécessaires au rassemblement de gros volumes pour la première mise en marché. Leur principal débouché est représenté par les grossistes, généralement localisés sur les marchés de gros nationaux ou à l’étranger. Là, ils revendent leur marchandise divisée en lots de taille moyenne, soit aux demi-grossistes qui revendent ensuite aux restaurateurs ou acheteurs de lots relativement importants, soit directement aux distributeurs détaillants des marchés urbains.

A cette période les marchés de gros se développent (Durbiano, 1997). L’Etat intervient pour mieux encadrer et équiper ces lieux de fixation des prix nationaux, voire européens, des fruits et légumes français. La réorganisation du système de commercialisation est pensée dès 1953, avec la création des marchés-gares, devenus ensuite Marchés d’Intérêt National (MIN). L’objectif initial était de regrouper davantage la marchandise et de faciliter son transport en liant les lieux du marché et de la gare. La transparence des cours devait être améliorée par un Service des Nouvelles du Marché (SNM), recueillant nationalement les prix pratiqués quotidiennement sur chaque MIN. Le marché des Halles de Paris, saturé, est transféré au MIN de Rungis, ouvert en 1969. Mais tous les opérateurs présents aux Halles ne déménagent pas à Rungis, en particulier les petits commissionnaires qui sont nombreux à fermer boutique. Cette réorganisation profonde et rapide modifie les systèmes de commercialisation mis en place par les arboriculteurs vendeurs de la Moyenne Vallée du Rhône. Le cas de l’Eyrieux est emblématique : la vente à la commission, qui assurait dans les années 1950 la majeure partie de la commercialisation des fruits, a presque disparu dès la fin des années 1970 (Bouvier et Reynaud, 1982, p.46). La perte des réseaux commerciaux privilégiés avec les commissionnaires des Halles, qui connaissaient et valorisaient la qualité des pêches de l’Eyrieux, fut fatale à la vallée. Ayant perdu ce circuit informel porteur de sa réputation et des connaissances nécessaires à sa valorisation, la pêche de l’Eyrieux s’est trouvée noyée dans le marché de masse (Caritey, 2007). Les marchés de gros restent les lieux dominants de la seconde mise en marché jusqu’à la fin des années 1980, où l’apparition des centrales d’achats de la grande distribution court-circuite ces lieux en s’approvisionnant directement auprès des opérateurs de première mise en marché (coopératives et expéditeurs) (Chazoule, 2001).

Enfin, le développement du transport routier, avec camions réfrigérés, offre de nouvelles perspectives pour l’expédition, notamment l’accès à de nouvelles localisations non desservies par le rail, plus de souplesse dans les horaires, pas de rupture de charge. S’il met longtemps à s’imposer, du fait de l’organisation des circuits d’expédition partout raccordés aux rails (au niveau des coopératives et des marchés-gares), le transport par camions finit par supplanter le rail à la fin des années 1960 (Bethemont, 1972). Ainsi, la distribution et la logistique se développent pour assurer l’approvisionnement en fruits sur l’ensemble de la France, ainsi qu’à l’export, modifiant dans le même mouvement les circuits commerciaux mis en place avant guerre en Moyenne Vallée du Rhône.

Le mouvement de modernisation et d’intensification de la production fruitière mené à l’échelle nationale conduit au développement de la production dans quelques régions, dont la Moyenne Vallée du Rhône. Il s’accompagne d’un remplacement des spécificités régionales par les techniques de production standards développées par la recherche nationale et diffusées de la même manière sur tout le territoire. Dans la Moyenne Vallée du Rhône, les exploitations s’agrandissent, certaines se spécialisent, toutes s’organisent collectivement ou individuellement pour investir dans des stations d’expédition, tandis que la filière se déploie pour approvisionner en fruits l’ensemble du territoire national. Les conditions organisationnelles et techniques autorisent une production de masse standardisée, expédiée pour être consommée loin des espaces de production. Si ce modèle de production-expédition de masse rencontre un si franc succès dans la Moyenne Vallée du Rhône, c’est parce que les acteurs locaux ont su s’organiser institutionnellement pour le faire adopter par le plus grand nombre.