c) Un modèle productif unique : production-expédition standardisée

Ainsi sont mises en place les conditions idéologiques et institutionnelles de diffusion et de reproduction d’un modèle de production standard destinée à l’expédition. À l’instar de la politique nationale de modernisation agricole, le modèle prôné localement se décline selon une voie unique. Les « autres », ceux qui ne produisent et ne commercialisent pas selon les critères technico-économiques établis par le système d’encadrement ne sont pas reconnus, pas entendus, pas regardés, souvent dénigrés. Jugés comme les derniers représentants d’une agriculture archaïque en passe de disparaître, on ne trouve nulle part mention de ces pratiques, sauf dans quelques travaux universitaires. C’est le cas dans l’article de Pierre Coustaury qui mentionne, en 1966, une recrudescence de la vente directe des fruits le long des routes par les producteurs insatisfaits des prix obtenus par les coopératives ou par l’expédition (Coustaury, 1966). Mais il est difficile de trouver d’autres documents, ou statistiques, prenant en compte ces pratiques.

Le système mis en place permet un très fort développement de la production. Les surfaces et les volumes sont démultipliés entre 1950 et 1989 dans la Moyenne Vallée du Rhône (cf. Figure 16, sachant que la production de l’année 1975 fut fortement diminuée par le gel). La pêche-nectarine constitue alors la principale espèce cultivée et commercialisée, véritable fer de lance du mouvement d’expansion du bassin de production. Les circuits de commercialisation ont même tendance à se spécialiser autour de cette seule espèce. Le marché de production de Chanas n’autorise que les pêches-nectarines entre 1960 et 1975155. Celui de Pont-de-l’Isère n’interdit pas les autres espèces, mais les transactions y sont largement dominées par cette espèce156. Le bassin de production atteint son expansion territoriale maximale à cette période.

Figure 16: Evolution des volumes de production de Rhône-Alpes (1955-1989)

Sources : SCEES, Leroux 1976, Agreste, Statistique agricole annuelle. Réalisation C. Praly

La Moyenne Vallée du Rhône se place parmi les principaux bassins de production de fruits français (Tableau 15). En 1974, la région Rhône-Alpes dont la production principale vient de la Moyenne Vallée du Rhône occupe le premier rang national en termes de surfaces avec 48 977 ha de vergers commerciaux, juste devant la région PACA qui en compte 47 793 ha (Leroux, 1976), soit 17% de la surface française pour chacune des deux régions.

Tableau 15: Place de la production fruitière de Rhône-Alpes parmi la production française, 1975.
Espèce Production (t) Part dans la production française Rang de Rhône-Alpes (1 ère région)
Rhône-Alpes France
Pomme de table 110 150 1 934 677 5,7% 6ème (PACA)
Poire de table 61 945 381 049 16,3% 2ème (PACA)
Pêche (chiffres de 1974) 101 940 420 800 24,2% 2ème (Langu.-Rouss.)
Nectarines et brugnons (chiffres de 1974) 2 700 36 970 7,3% 5ème (Aquitaine)
Abricots 744 64 347 1,2% 3ème (Langu.-Rouss.)
Fraises 7 136 74 440 9,6% 3ème (Aquitaine)
Cerises 25 300 82 494 30,7% 1er
Framboises 1 554 6 307 24,6% 1er
Groseilles 363 1 895 19,2% 1er
Noix 6 625 26 009 25,5% 2ème (Aquitaine)
Châtaigne 13 290 41 834 31,8% 1er

Source: Leroux, 1976

La régulation du marché repose essentiellement sur la confrontation de l’offre et de la demande, avec l’intervention des retraits pour la pêche-nectarine dans les cas de saturation. Contrairement au système précédent, où l’évaluation de la qualité des fruits nécessitait que la marchandise soit vue par les deux parties de la transaction, la normalisation de la production-expédition permet de s’émanciper des contraintes territoriales et des distances. Elle permet de commercialiser les fruits à distance, par téléphone. Dans ce mouvement, les spécificités locales sont gommées, voire niées, pour pouvoir s’intégrer dans un référentiel connu de tous. Les variétés locales sont ainsi remplacées par des variétés plus productives et connues de tous les opérateurs de la chaîne de distribution nationale et européenne. La production de la Moyenne Vallée du Rhône est ainsi intégrée dans une filière d’expédition standard d’ampleur européenne.

Après la Seconde Guerre mondiale, l’élan qui accompagne le développement de la production fruitière se trouve démultiplié par les opportunités offertes par un contexte politique favorable. Les politiques nationales et communautaires de reconstruction et de modernisation de l’agriculture donnent des moyens financiers, administratifs et législatifs aux arboriculteurs de la Moyenne Vallée du Rhône pour ériger un modèle productif unique, fondé sur une production-expédition standardisée. Cela correspond à une phase d’organisation et d’institutionnalisation du bassin de production, dans laquelle la modernisation et surtout la normalisation des techniques de production et des modes de commercialisation sont radicales. L’expansion de la production et du bassin, résultat probant de cette modernisation, atteint un niveau sans précédent. Tout cela n’est possible que par la construction d’un système d’encadrement puissant, accompagnant ce modèle productif. La prise de responsabilité institutionnelle des arboriculteurs, dans les différents types d’OPA, ainsi que la mise en place d’un dispositif de formation, participent de la structuration du système d’encadrement et de la diffusion du modèle de production-expédition standardisée. Le résultat de ce vaste mouvement, national et local, aboutit à l’intégration de la Moyenne Vallée du Rhône dans un marché standard européen.

Le succès de ce modèle de production en Moyenne Vallée du Rhône semble tenir autant du contexte politique favorable que de la capacité des arboriculteurs à s’organiser pour s’en saisir. Un modèle productif unique est alors imposé, développé, soutenu, enseigné, décrit, analysé ; celui d’une production standardisée pour l’expédition. Le maintien de ce modèle productif dans les conditions existantes en Moyenne Vallée du Rhône conduit à déployer toujours davantage les surfaces de vergers.

Notes
155.

Enquête personnelle, 2007.

156.

Enquête personnelle, 2007.