1. Expansion des vergers et dissémination du modèle productif

L’histoire du bassin de production de la Moyenne Vallée du Rhône montre que les arboriculteurs, et surtout les Ardéchois, ont su se déplacer pour se développer. Loin d’être attachés à leur lopin de terre comme on l’imagine d’un paysan, les arboriculteurs apparaissent ici davantage comme des migrants défricheurs, partant planter des vergers au gré de la disponibilité des terres.

L’histoire des arboriculteurs révèle ainsi une histoire de migrations successives. La première phase de migration correspond à l’entre-deux-guerres. Les berges du Rhône, souvent inondées par ses crues, ne sont pas cultivables en Ardèche. Le fort développement de la culture de la pêche à cette période encourage alors les Ardéchois à quitter le parcellaire étriqué de la vallée de l’Eyrieux pour s’installer dans la plaine des Chassis entre Valence et Châteauneuf-sur-Isère. Ils y trouvent des surfaces de cinq à six hectares qu’ils peuvent cultiver d’un seul tenant. Cette expansion des surfaces de vergers se poursuit sur toutes les terres cultivables de la Moyenne Vallée du Rhône jusque dans les années 1970.

La construction des barrages du Rhône débute après la Seconde Guerre mondiale pour se terminer à la fin des années 1970 (Bethemont, 1972). Celui de Donzère-Montdragon bâti en 1957-58 libère de vastes surfaces cultivables dans l’extrême sud de l’Ardèche. Cela génère une seconde phase de migrations, vers le sud de la Drôme, de l’Ardèche et le nord du Gard, à l’extérieur de la Moyenne Vallée du Rhône. André Rioux est le premier arboriculteur à partir s’installer dans le Gard. Il avait déjà, lors de la première phase de migration, quitté l’Ardèche pour aller s’établir à Bourg-les-Valence. Son exploitation étant inondée au moment de la construction du barrage sur cette commune, il émigre vers le Sud. Les années 1970 voient donc quelques arboriculteurs quitter la Moyenne Vallée du Rhône pour s’installer dans la plaine de Donzère. C’est le cas de M. Favel qui a lui aussi été exproprié lors de la construction du barrage de Seaulces. Le terrain favorable et plat de Donzère permet l’implantation de parcelles pouvant atteindre 50 à 100 ha d’un seul tenant, ce qui optimise les conditions de travail et facilite l’homogénéisation de la qualité des lots de fruits produits.

La troisième phase de migration débute avec la décennie 1980. Suite à la rapide expansion du bassin de production, les meilleures terres de la Moyenne Vallée du Rhône sont saturées et les exploitations se partagent un parcellaire mal organisé. Certaines en ont une partie dans la Drôme et une partie dans l’Ardèche, des entités de quelques hectares disséminés de part et d’autres du fleuve. Or, des terres se libèrent à nouveau dans le Gard. C’est en effet la période de la crise viticole et, à la faveur de la prime à l’arrachage, de vastes vignobles sont arrachés. Des domaines de 160 à plus de 200 ha peuvent désormais accueillir des arboriculteurs issus de la Moyenne Vallée du Rhône. Comme à Donzère, ils s’installent dans cette région dont le paysage et les conditions de vie sont attractifs. Henri Bois est une figure emblématique de cette phase de migration, parti s’installer dans le Gard en 1983.

Il y a ainsi expansion progressive de la culture fruitière, dominée par les pêches-nectarines, à partir des foyers historiques de Saint-Rambert-d’Albon et de l’Eyrieux, à toute la Moyenne Vallée du Rhône, puis vers les plaines méridionales. Ce mouvement spatial correspond d’abord à l’expansion géographique du bassin de production de la Moyenne Vallée du Rhône : les surfaces de vergers s’étendent et la production est mise en marché par les opérateurs de l’expédition localisés dans la Moyenne Vallée du Rhône. Les premières migrations vers le Sud traduisent en revanche une reproduction du modèle productif de la Moyenne Vallée du Rhône reconstruit dans d’autres lieux, comme par un processus de dissémination. En effet, les arboriculteurs parmi les plus dynamiques et novateurs émigrent et fondent des exploitations et des stations d’expédition dans ces terres moins sujettes aux aléas climatiques. Tout en reproduisant le même modèle productif, celui de la production-expédition standardisée, ils s’émancipent de l’organisation du bassin de production de la Moyenne Vallée du Rhône. L’éloignement géographique distend à la fois les liens organisationnels, en encourageant le conditionnement et l’expédition des fruits sur place, et les liens sociaux puisque les rencontres entre professionnels sont moins fréquentes. Ils commercialisent de manière indépendante, créant des Groupements de Producteurs entre eux. Ils contribuent ainsi à l’augmentation de la concurrence pour l’accès aux marchés d’expédition.