2. De l’expansion à la délocalisation des vergers vers le sud

Les metteurs en marché des différentes régions de production françaises se trouvent désormais en concurrence les uns avec les autres sur le marché d’expédition standard. Peu à peu, le contexte économique change. La production fruitière subit quelques crises de surproduction. Le climat concurrentiel qui en découle conduit les arboriculteurs et les expéditeurs du bassin à chercher plus de compétitivité en s’approvisionnant hors de la Moyenne Vallée du Rhône. On assiste à un basculement : il n’y a plus expansion et dissémination du bassin de production de la Moyenne Vallée du Rhône, mais délocalisation des vergers vers le Sud de la France ou de l’Europe.

La délocalisation de la production du bassin de la Moyenne Vallée du Rhône se traduit par un double mouvement spatial. Il y a d’abord rétractation de l’espace productif au sein même de la Moyenne Vallée du Rhône : les vergers se concentrent autour des stations d’expédition et sur les meilleurs terrains le long de la vallée du Rhône. Les pêchers qui étaient présents jusque sur les hauteurs du Cheylard dans la vallée de l’Eyrieux, ou jusqu’à Saillans dans la vallée de la Drôme, disparaissent dès le début des années 1980. Au même moment, il y a expansion des vergers associés aux opérateurs d’expédition de la Moyenne Vallée du Rhône dans les terres du sud de la Drôme, de l’Ardèche, dans le Gard ou dans la plaine de la Crau (Bouches-du-Rhône). Ainsi, les vergers méridionaux viennent compenser les volumes de fruits qui ne sont plus produits dans la Moyenne Vallée du Rhône : il y a bien délocalisation de la production.

A la fin des années 1980 il y a en effet implantation de vergers dans la Crau. Nouvellement irriguée, cette région offre des terres quasiment vierges, autorisant la création de domaines ex nihilo permettant des conditions de travail sans comparaison avec les parcellaires morcelés hérités de l’histoire de la Moyenne Vallée du Rhône. Certaines dimensions frôlent le gigantisme, les plus emblématiques étant celles du domaine de la famille Comte qui atteint le millier d’hectares de verger. Par sa position encore plus méridionale, la Crau permet d’étendre le calendrier de production des pêches-nectarines de juin à septembre. Toutefois, cette région aride n’est pas attractive pour y vivre, et les arboriculteurs ne s’y installent pas au contraire des migrations décrites précédemment vers le sud de la Drôme et de l’Ardèche et vers le Gard. Seules deux structures de conditionnement et d’expédition y sont construites. Plus de 70% des fruits produits dans la Crau « remontent » ainsi dans les stations d’expédition de la vallée du Rhône157.

Pour satisfaire à l’impératif de rassembler des volumes tout en minimisant les charges, de plus en plus d’opérateurs de la Moyenne Vallée du Rhône s’approvisionnent pour partie en dehors du bassin. Les coopératives investissent dans des domaines pour compléter leurs apports de pêches-nectarines. Après avoir assuré les fonctions de stockage, de conditionnement et de commercialisation, elles développent ainsi une nouvelle fonction, celle de production. Pour donner les exemples les plus significatifs, Lorifruit achète un domaine en 1986 à Seaulces (26) et un en 1992 à Saint-Gilles (Crau). Drôme-Fruit crée des SCEA dans lesquelles elle est actionnaire, ainsi que des producteurs et des privés (le directeur notamment) : 185 ha dans la Crau, un domaine dans les Bouches-du Rhône et 32 ha dans la Drôme. Coopeyrieux détient également des terres exploitées par une SCEA dans la Crau. Outre les coopératives, des producteurs-expéditeurs développent également leur production dans le sud afin d’étoffer leur offre. Dans certains cas, c’est le fils qui s’est installé dans les terres vastes du Midi, et qui commercialise en commun avec l’exploitation du père située dans la Moyenne Vallée du Rhône.

Ces implantations de vergers dans le Sud ont pu être considérées comme une expansion de la production des opérateurs de la Moyenne Vallée du Rhône. Un directeur de coopérative les commente ainsi : « Finalement, dans la Crau, c’est une zone de production pour les entreprises de la vallée du Rhône. »158 Mais dans le contexte de diminution des surfaces de vergers et de la production dans la Moyenne Vallée du Rhône, ces évolutions s’apparentent davantage à de la délocalisation de production. Il s’agit de produire en des espaces favorables, en optimisant le rapport charge/rendement, à l’abri des aléas climatiques, des volumes qui permettront d’assurer les charges élevées des stations d’expédition drômoises et ardéchoises.

Ainsi, la logique issue du modèle productif de production-expédition standardisée a toujours été l’expansion des vergers pour pouvoir poursuivre l’activité d’expédition, quitte à déménager les exploitations, à s’implanter dans le sud de la France ou à compléter les approvisionnements locaux par des apports extérieurs. A l’heure où les surfaces de verger se rétractent dans la Moyenne Vallée du Rhône, cette logique questionne la viabilité du modèle productif dans la Moyenne Vallée du Rhône.

Notes
157.

Ce chiffre est une estimation apportée par le directeur de Fruit Union SA, qui donne une liste non exhaustive des différents expéditeurs traitant les fruits de la Crau : Drôme Fruit à Livron, un expéditeur de Châteauneuf-sur-Isère, le GIE de Tain-l’Hermitage, Fruit Union, Chanabel, etc. Source : enquête PSDR 2004 et enquête personnelle 2006.

158.

Interview issue des entretiens menés par J. Puypalat, en 2002.