3. Un bassin de production-expédition ou un centre d’expédition ?

Que signifient ces différentes phases d’évolution spatiale pour le bassin de production de la Moyenne Vallée du Rhône ? La délocalisation d’une partie de la production annonce-t-elle la fin de la production fruitière dans ce bassin historique ?

La délocalisation d’une partie de l’approvisionnement, qui consiste à le faire produire dans un espace extérieur à celui de la Moyenne Vallée du Rhône, apparaît être une option incontournable pour les opérateurs de l’expédition pour rester viable dans le marché très concurrentiel. Elle peut se faire de manière formelle et visible comme nous venons de le décrire par l’investissement direct dans des domaines de production. Elle se traduit également par des accords commerciaux entre opérateurs de l’expédition localisés dans différentes régions françaises, ce qui est beaucoup moins facile à identifier.

Le mouvement de délocalisation de la production semble amorcer un phénomène plus vaste pour le bassin de production de la Moyenne Vallée du Rhône, une déterritorialisation comparable à ce qui a été décrit par Jean Vaudois dans les bassins endiviers du Nord (2000). Pour améliorer leur compétitivité, les coopératives développent des stratégies qui les insèrent dans les réseaux commerciaux nationaux : alliances hors bassin, fusion des coopératives, diminution du nombre des exploitations locales, etc. Il en résulte un affaiblissement des relations entre les principaux pôles structurants et le territoire qui risque de conduire, toujours selon Jean Vaudois, à la disparition des bassins en tant que « complexes productifs territoriaux à base locale » ( 2000, p.73). Il conclut en annonçant la disparition du bassin de production au profit d’une géographie de réseaux d’entreprises déterritorialisées d’échelle régionale, puis nationale et internationale dans lesquels les relations sont fondées sur la proximité économique sans base territoriale.

La perspective historique et le contexte national dépeints dans ce chapitre permettent d’apporter des éléments pour une réponse plus nuancée. En effet dans cette contextualisation, l’analyse de la dynamique spatiale du bassin de production et des acteurs qui en sont issus révèle deux enseignements fondamentaux pour saisir son fonctionnement : la prédominance de la fonction d’expédition sur celle de production et l’importance de cette ressource organisationnelle et logistique.

Signifier la prédominance de la fonction d’expédition sur celle de production ne remet pas en cause l’interdépendance qui lie ces deux fonctions, exposée dans le chapitre 1. Il s’agit de la préciser. L’historique montre en effet que c’est toujours la fonction d’expédition qui explique les grandes évolutions du bassin, à la fois en ce qui concerne la géographie de la production, les déterminants du modèle productif, et la dynamique de migration des arboriculteurs. De fait, dès les premières plantations dans les pôles rambertois et de l’Eyrieux, puis le long de la vallée du Rhône, l’expansion spatiale de la production a suivi l’expansion des gares d’expédition. De même, les migrations d’arboriculteurs dans les plaines de Donzère et du Gard n’ont pu être possibles que parce que le transport routier permettait de s’éloigner du rail et donc la structuration de nouveaux centres d’expédition. Enfin, dans la Moyenne Vallée du Rhône, c’est la logique issue des impératifs des marchés d’expédition qui explique les délocalisations d’une partie de l’approvisionnement. Des tous premiers vergers commerciaux aux domaines plantés dans la Crau, l’objectif de la production a toujours été l’expédition vers des marchés urbains nationaux et européens. Ainsi, non seulement on peut affirmer que l’arboriculture dans la Moyenne Vallée du Rhône a toujours été un bassin de production destinée à l’expédition et un bassin d’expédition. C’est pourquoi nous l’appelons bassin de production-expédition. Mais en outre, on peut ajouter que la production fruitière de la Moyenne Vallée du Rhône ne s’est développée que sous l’impulsion et les opportunités offertes par l’organisation de ce bassin de production-expédition, et en particulier de l’expédition.

Le deuxième enseignement découle du premier. Cette organisation ancienne et structurée de l’expédition constitue une ressource organisationnelle centrale pour l’arboriculture de la Moyenne Vallée du Rhône. Certes il y a délocalisation d’une partie de la production, mais cela permet le maintien des stations d’expédition, structures vitales pour le bassin de production-expédition. La question réside dans l’articulation entre la fonction d’expédition et celle de production locale. Le bassin de production-expédition de la Moyenne Vallée du Rhône peut-il devenir un centre logistique d’expédition de fruits produits ailleurs ? C’est le cas du Comtat, analysé dans le temps long par Claudine Durbiano (Durbiano, 1997). Elle montre comment ce qui fût un réel système socio-spatial structuré par l’activité de production et de vente de primeurs est aujourd’hui devenu un centre logistique d’import-export de fruits et légumes produits moins chers dans des pays étrangers. La production locale demeure peu rémunératrice faute d’une organisation cohérente face à la demande des marchés d’expédition. De même, Jean Vaudois produit une analyse comparable des filières fleurs et légumes de serre des Pays-Bas (Vaudois, 1987). L’un de leurs atouts réside dans l’ancienneté et l’organisation de leurs réseaux d’expédition alliées à une proximité géographique des grandes villes européennes, ce qui leur confère un avantage comparatif pour l’accès à ces marchés. Il conclut ainsi que les négociants sont les pivots du système, capables s’il le faut de s’approvisionner dans différents lieux alors que les producteurs sont menacés par les productions extérieures plus compétitives. Or, dans la Moyenne Vallée du Rhône, si l’expédition est structurante, elle a été construite en lien avec l’organisation de la production. Il n’est pas évident qu’une des deux fonctions puisse se passer de l’autre.

L’organisation du bassin de production-expédition décrite en 2006 (chapitre 1) est le résultat d’une histoire, d’un modèle de développement choisi et institutionnalisé par le syndicalisme agricole local depuis 1950. Son succès économique se déploie dans un contexte global favorable : politique nationale de modernisation agricole, protection du marché intérieur, consommation croissante de fruits. La logique de production pour l’expédition conduit d’abord à l’expansion géographique du bassin de production, puis, dans les années 1980, le contexte national de plus en plus concurrentiel induit un mouvement de délocalisation de la production vers les espaces méridionaux plus productifs que la Moyenne Vallée du Rhône.

A l’instar des bassins de production endiviers du Nord (Vaudois, 2000), de légumes de serre des Pays-Bas (Vaudois, 1987) ou de primeurs du Comtat (Durbiano, 1997), la Moyenne Vallée du Rhône pourrait-elle devenir un centre logistique de conditionnement et d’expédition de fruits produits ailleurs ? Répondre à cette question nécessite d’analyser comment les articulations existantes entre la production locale et l’expédition sont modifiées par le changement de contexte économique.