c) Concentration de l’aval : le pouvoir des centrales d’achat

Le développement des centrales d’achat des enseignes de la grande distribution (GD), et leur part croissante dans la distribution des fruits frais entraînent une concentration sans précédent de l’aval de la filière, qui détruit un grand nombre d’opérateurs traditionnels de première et seconde mise en marché.

L’évolution du poids de la grande distribution et de son organisation en centrales d’achat dans la filière fruits, comme dans le reste du système agro-alimentaire français, est spectaculaire. En 1985, la distribution par les « libres-services intégrés » représentait 25,5% de la distribution de fruits française (Pierre, 1989). Pour 2006, le CTIFL évalue la part de la distribution française de fruits et légumes frais assurée par les GMS à 72,4%, dont 83,9% des approvisionnements proviennent des centrales d’achat, le reste venant de grossistes et de producteurs-expéditeurs (Hutin, 2007). Quelques grands groupes concentrent les fonctions d’achat, de stockage, de logistique (ce qui correspond à la seconde mise en marché) et de distribution de près des trois-quarts des fruits consommés en France (Carrefour, Auchan, Leclerc, Système U et Intermarché). Pour leur approvisionnement, les centrales mettent en concurrence presque quotidiennement une multitude de fournisseurs de différents pays qui pratiquent la politique du moins-disant168 pour accéder à ces marchés. L’argumentation commerciale des offreurs s’appuie également sur les garanties apportées avec les fruits livrés : bonne tenue des fruits, certifications, application du cahier des charges du distributeur. Dans ce contexte, les producteurs français sont obligés d’aligner leurs prix sur ceux de la concurrence étrangère ou de proposer une qualité normative particulière. En effet, pour les acheteurs le fait que les fruits soient d’origine France ne justifie pas un prix d’achat supérieur. Ainsi, les GMS, entendues comme l’ensemble des magasins en libre service (hypermarchés, supermarchés, supérettes et hard-discount) et leurs centrales d’achat, sont les opérateurs pilotes de la filière fruits (Durbiano, 1997; Jeannequin et al., 2004). Ce sont également ceux qui prélèvent la plus grosse part de la marge commerciale de la distribution des fruits : 9,5% par les centrales d’achats et 40% par la distribution non spécialisée (l’ensemble constituant le système des GMS) contre seulement 15,3% par l’ensemble des producteurs et des opérateurs de l’expédition169.

Face à cet aval concentré, le nombre d’opérateurs intermédiaires se restreint. Les centrales ont tendance à travailler directement avec la « production » : les producteurs-expéditeurs, les coopératives ou les OP capables de rassembler un volume suffisant. Elles court-circuitent les opérateurs « traditionnels » que sont les expéditeurs privés et les grossistes, réduisant d’autant leurs marges de manœuvre commerciales. Durant les années 1990, la rentabilité moyenne de l’activité d’expédition et de gros baisse légèrement, à cause de l’augmentation des charges (main d’œuvre, transport) et de la stagnation des prix et de la consommation des fruits (Cavard et Renault, 2009). Ainsi, le nombre d’entreprises de ces deux métiers diminue170, ce qui menace de disparition un corps de métier de spécialistes, fins connaisseurs des fruits, de leurs qualités, et des spécificités pouvant être liées aux bassins de production. Les entreprises restantes développent deux grands types de stratégies pour atteindre des marchés peu concurrencés par les GMS. Une partie s’oriente vers des marchés très spécialisés, pour lesquels leurs savoir-faire sont nécessaires, pour la restauration hors foyer par exemple. Une autre partie s’est organisée en grands groupes de négoce d’échelle internationale. Ces groupes ou réseaux d’entreprises intègrent les multiples fonctions d’importateurs, d’expéditeurs et de grossistes, et disposent de bureaux dans les grandes places européennes. Le premier d’entre eux est Pomona, qui dégage un chiffre d’affaires total de 2,6 milliards d’euros en 2009171. Pour ces opérateurs, « l’espace-monde est le champ d’investigation et de prospection pour l’approvisionnement des centrales d’achat et de leurs plateformes logistiques. Les premiers critères d’achat sont le prix et la qualité. […] Les modifications des structures du négoce et de la distribution s’ajoutent à la libéralisation des échanges pour renforcer les concurrences. » (Durbiano, 1997, p.162).

Ainsi au sein de la filière s’installe un rapport de forces dominé par la grande distribution qui nivelle les prix par le bas en mettant en concurrence les productions françaises et celles des autres pays. Les effets de la concentration de l’aval s’exercent non seulement sur les producteurs et leurs organisations qui voient diminuer leur rentabilité, mais elle déstructure également l’organisation et les savoir-faire de la filière « traditionnelle » en concurrençant les expéditeurs et les grossistes.

Notes
168.

Pratique commerciale qui consiste à proposer un prix inférieur à ceux demandés par les offres concurrentes. Le fonctionnement de la commercialisation avec les centrales d’achats est issu de nos enquêtes personnelles, 2006.

169.

Hutin, 2007.

170.

Entre 1999 et 2008, le nombre de grossistes en France passe de 1 383 à 1 149 (Cavard et Renault, 2009, p.52).

171.

Source : www.pomona.fr , consulté le 7 mai 2010.