a) Une « déterritorialisation » de l’organisation de la filière

Devant les fortes difficultés économiques qui affectent les filières fruits et légumes européennes, la première OCM de 1962 est réformée en 1996173 puis en 2007174, poursuivant toujours l’objectif d’organisation de l’offre au niveau de la première mise en marché. L’analyse des mesures prises successivement ainsi que de leurs conséquences sur le bassin de production montre comment elles contribuent à sa déterritorialisation. Cela est lié à un double phénomène.

La succession des OCM révèle un élargissement progressif des échelles des Bassins Economiques : les douze Bassins Economiques de 1962, calqués sur les régions administratives, sont fondus en huit Comités de Bassin en 1996 (cf Figure 9 dans le chapitre 1). Ces bassins à grandes échelles ne rencontrent pas toujours l’adhésion des producteurs, soit parce qu’attachés à des identités plus régionales, soit au contraire parce qu’investis dans des partenariats interrégionaux dépassant les limites administratives. C’est le cas en Moyenne Vallée du Rhône, où cette réforme est globalement mal reçue. L’échelle du Bassin Rhône-Méditerranée (BRM) dans lequel est intégré le Comité Economique Rhône-Alpes est fortement contestée175. Les arguments avancés sont nombreux, parfois objectifs, parfois motivés par des enjeux de politique sectorielle : échelle trop vaste, rassemblant des bassins historiquement concurrents (comme Rhône-Alpes et Languedoc-Roussillon), regroupant des logiques de fonctionnement incompatibles (la coopération en Rhône-Alpes, l’entreprise individuelle dans le Sud). Ainsi, le BRM ne parvient pas à assurer pleinement son rôle stratégique, si ce n’est centraliser l’information provenant des OP. La Moyenne Vallée du Rhône se trouve désormais intégrée à un Bassin administratif dans lequel elle ne représente presque qu’une marge (Figure 18), perdant de son pouvoir institutionnel.

Mais cette situation ne dure guère, puisque l’OCM de 2007 supprime les Comités de Bassin, jugés inefficaces. En revanche, cette nouvelle OCM crée le statut d’Association d’OP par produit, pour permettre aux OP qui commercialisent un même produit de se fédérer afin de mutualiser leurs moyens quant à sa mise en marché. Une Association d’OP (AOP) est ainsi une organisation de compétence nationale pour une espèce, à laquelle l’adhésion n’est pas obligatoire. Les OP, qui traitent le plus souvent plusieurs espèces, peuvent si elles le souhaitent adhérer à plusieurs AOP, correspondant à chacune de leurs espèces176. Ainsi, cette dernière réforme élimine définitivement les bases géographiques de l’organisation économique de la filière. Sa régulation est nationale et par produit. Ni l’échelle du BRM, ni celle de Rhône-Alpes et encore moins celle de la Moyenne Vallée du Rhône, n’ont désormais d’existence au niveau de la nouvelle structuration économique.

Cette évolution organisationnelle se traduit par une perte d’existence commerciale de ces dénominations géographiques. Les étiquettes normalisées imposées par l’OCM de 1962 doivent mentionner une origine géographique déterminée par l’organisation économique de la filière. Ainsi, les dénominations indiquées ont évolué au fil des réformes des Bassins Economiques : « Moyenne Vallée du Rhône » entre 1967 et 1972, « Rhône-Alpes » de 1972 à 1996, « Bassin Rhône Méditerranée » de 1997 à 2009, puis « France » voire même « CEE » depuis 2009. Evoquer les fruits « de la Moyenne Vallée du Rhône » ne fait donc plus sens aujourd’hui pour les opérateurs économiques, excepté pour les plus anciens acteurs de la filière.

L’effacement des bases territoriales des Bassins Economiques se double d’un désengagement croissant des producteurs, qui quittent l’organisation économique. Ce désengagement est le fait, d’abord, de la diminution progressive du nombre de GP puis d’OP. En 1975, la région Rhône-Alpes comptait 40 GP dont la majorité située dans la Moyenne Vallée du Rhône (Leroux, 1976). La réforme de l’OCM de 1996, visant pourtant à l’organisation de l’offre, contribue au contraire à son délitement. Certains GP ne parvenant pas à obtenir la reconnaissance d’OP (parce que refusant la centralisation des factures par exemple) préfèrent se dissoudre. Par ailleurs, l’accès au retrait constituait l’une des principales motivations d’adhésion des producteurs aux GP : sa suppression en 1996 entraîne nombre de producteurs à contester le coût de l’adhésion au BRM, qu’ils jugent désormais inutile. Ainsi en 2006, on ne compte plus que 17 OP dans la Moyenne Vallée du Rhône177. Non seulement le nombre d’OP diminue, mais également la proportion de producteurs et de volumes qu’elles rassemblent : environ 50% du bassin en 2006178. Ce taux est également faible à l’échelle nationale, puisqu’en 2002, seulement 45,6% des producteurs de fruits et légumes français étaient membres d’une OP (C., 2004). En ce qui concerne l’influence de l’OCM de 2007 sur le taux d’adhésion des producteurs à l’organisation économique, il est encore tôt pour tirer des conclusions. Toutefois, les premières observations179 montrent une tendance à la division au sein de l’organisation institutionnelle de la filière, entre des OP qui s’impliquent dans les AOP par produits, et les autres. De fait, quelques importantes OP, bien organisées et déjà insérées dans les réseaux nationaux, sont en train de constituer les premières AOP par produits (création de l’AOP pêche et de l’AOP abricot en 2009). Mais de nombreuses petites OP n’adhèrent à aucune AOP par produit, ne se reconnaissant pas dans une organisation d’ampleur nationale. Parallèlement, malgré la disparition du statut public du Bassin Economique Rhône-Méditerranée, certaines OP ont souhaité maintenir la structure, ses employés et certains de ses services (conseils juridiques et économiques, appui à la constitution de Programmes Opérationnels, etc.). Elles ont donc créé une Association d’OP dite « de services », relevant du droit privé et appelée « BRM » pour conserver le nom déjà connu. Sur la centaine d’OP qui adhéraient à l’ancien BRM, seule une trentaine adhère aujourd’hui au nouveau BRM. Ce sont essentiellement les OP libres, principalement localisées dans les régions PACA et Languedoc-Roussillon180. Les OP coopératives, plus nombreuses dans la Moyenne Vallée du Rhône, disposent déjà des mêmes types de services via leur propre fédération181. Elles n’adhèrent donc plus au BRM. Enfin, rien ne porte à croire que les autres producteurs, qui étaient déjà en marge de l’organisation économique, vont y adhérer. Finalement, on distingue aujourd’hui non seulement les producteurs non organisés des producteurs organisés, mais au sein de ces derniers, il faut également distinguer les OP qui adhèrent à une AOP de celles qui ne le font pas.

Ainsi les bases géographiques et territoriales de l’organisation économique sont peu à peu diluées, puis effacées par les réformes de l’OCM. Il n’y a plus d’existence institutionnelle ni commerciale reconnue de l’entité Moyenne Vallée du Rhône. L’organisation économique s’éloigne des producteurs locaux, puisque moins de la moitié d’entre eux y adhère encore. Cela correspond à un mouvement de « déterritorialisation » du système d’encadrement du bassin de la Moyenne Vallée du Rhône (Vaudois, 2000), mouvement qui s’applique aussi aux opérateurs de l’expédition.

Notes
173.

Pour une description détaillée du contenu de celle-ci se reporter au chapitre 1.

174.

Le règlement adopté le 12 juin 2007 confirme la libéralisation du marché, avec la suppression des restitutions à l’exportation, et responsabilise davantage encore les OP. L’objectif est toujours d’encourager les producteurs à adhérer à une OP. Pour cela, la part des aides qui leur est allouée est augmentée, et les règles de fonctionnent sont simplifiées. Par ailleurs, la mise en place d’une clause de conditionnalité incite davantage le développement de mesures environnementales dans les OP. Enfin, il est prévu que l’UE contribue à hauteur de 50% aux mesures de gestion de crise, qui pourront être prises et gérées par les OP : récolte en vert, non-récolte, promotion, commercialisation et assurance récolte (2007).

175.

Sources : enquête du programme PSDR réalisées par Jean Puypalat en 2002, et enquête personnelle, 2006.

176.

Dans les faits, cela pose des problèmes : adhérer à plusieurs AOP signifie non seulement payer plusieurs cotisations, mais également assurer la représentation de l’OP au sein de l’AOP, ce qui demande la présence des producteurs à des réunions, parfois lointaines. Les OP n’ont donc pas toujours les ressources nécessaires pour assurer plusieurs adhésions.

177.

Ce mouvement n’est pas uniquement lié à la sortie des producteurs de l’organisation économique, il est également le reflet de la diminution du nombre d’exploitants et de la concentration générale des structures d’opérateurs de la filière (exploitations fruitières, coopératives, OP, expéditeurs).

178.

Ce chiffre nous a été donné par l’animateur de l’antenne de Valence du BRM. Il estime qu’environ 50% des arboriculteurs adhèrent à l’organisation économique, et qu’ils représentent environ 50% des volumes produits. Ces proportions sont variables selon les espèces. Par exemple, les volumes de pêches et de pommes passant par des OP sont supérieurs à 50%, ce qui est à relier à la politique des retraits qui était en vigueur sur ces deux espèces de fruits.

179.

Source : enquête auprès d’un agent du BRM, Avignon, septembre 2009.

180.

Dans la Moyenne Vallée du Rhône, seules cinq OP adhèrent au nouveau BRM sur les dix OP existantes en septembre 2009, et quatre d’entre elles sont des OP libres.

181.

La FELCOOP : fédération des coopératives de fruits et légumes.