c) L’impossible échelle pertinente ?

Les démarches visant des IGP sont portées par des groupes de producteurs qui cherchent à différencier leur production par une qualité territorialisée pour mieux vendre leurs fruits sur les circuits d’expédition. En cela, ces initiatives montrent des tentatives de résistance des producteurs locaux aux stratégies de délocalisation mises en œuvre par les expéditeurs. Il s’agit de maintenir la production locale rémunératrice pour les producteurs. A quelle échelle construire des projets d’IGP viables ?

Les exemples développés montrent que l’échelle locale est celle de l’émergence des initiatives (cas de l’Eyrieux, de Châteauneuf et de « Montagne de l’Ardèche »). Délimitée par des liens d’interconnaissance forts et par une identité territoriale, celle-ci est très restreinte, de l’ordre de quelques communes. L’émergence est le fait de dynamiques portées par des réseaux de producteurs parfois élargis à d’autres acteurs du territoire, tous fédérés autour de spécificités et surtout d’une identité territoriale faisant cohésion. Ainsi l’échelle locale est fédératrice pour les producteurs, la cohésion étant d’autant plus forte que le projet s’inscrit dans une dynamique territoriale (dans l’Eyrieux et à Châteauneuf). L’échelle locale est enfin différenciatrice pour la production grâce à la mobilisation de ressources territoriales relativement faciles à identifier et à revendiquer par les producteurs : le patrimoine et les paysages de la pêche de l’Eyrieux, l’agroterroir et le savoir-faire adapté des arboriculteurs de Châteauneuf, le terroir d’altitude pour l’abricot de Haute Ardèche. Les dénominations correspondantes à ces échelles, porteuses d’identité territoriale, peuvent facilement être utilisées dans la communication commerciale (marques commerciales, etc.). En revanche, cette échelle n’est pas suffisamment vaste pour asseoir une stratégie commerciale efficace sur les marchés d’expédition : elle ne rassemble pas assez de volumes de production, ne contient pas d’expéditeur dont l’aire d’approvisionnement correspond à ses limites, ne représente pas assez de producteurs pour légitimer un soutien des OPA (dont la vocation est de travailler pour le plus grand nombre).

Ainsi, l’extension de l’aire des premières initiatives de différenciation apparaît être une suite logique, inévitable même pour commercialiser les fruits sur les circuits d’expédition. Mais la cohésion et l’implication des producteurs à l’échelle locale laissent place au refus, au désengagement ou à l’immobilisme de ces mêmes acteurs lorsque les OPA proposent d’étendre leur projet à l’ensemble du bassin. Ces réactions s’expliquent par la difficulté d’élargir les initiatives locales à une échelle plus vaste. Les producteurs perdent en effet les rênes des projets dont la gouvernance est reprise par les responsables professionnels (élus des Chambres d’agriculture ou de Fruit Plus). L’objet de cohésion fondé sur une identité territoriale est alors dilué. La spécificité locale qui pouvait être montrée est également diluée dans l’ensemble de la production du bassin et de sa diversité. Ainsi, l’élargissement de l’échelle des projets d’IGP pêche-nectarine avec transfert de leur gouvernance aux responsables professionnels du bassin aboutit à leur dilution. En revanche, si les producteurs ardéchois demeurent arc-boutés sur la délimitation de leur spécificité territoriale, ce refus de l’ouverture leur vaut en retour le rejet des opérateurs de mise en marché du bassin.

L’analyse de ces différentes initiatives révèle également des limites affirmées entre plaine et montagne, ainsi qu’entre Drôme et Ardèche. Elles dessinent des territorialités auxquelles adhèrent les producteurs et qui sont difficilement conciliables entre elles. Questionnés sur ce point, les acteurs sont cependant peu diserts. Pourquoi les Ardéchois ne veulent-ils pas valoriser le Bergeron avec les Drômois ? Les principales explications avancées, et bien souvent sous-entendues, révèlent des rivalités enracinées dans le climat concurrentiel du bassin : « On ne va pas travailler avec ceux qui nous concurrencent depuis 30 ans ! »212 « Ceux » de la vallée sont plus productifs que « ceux » de la montagne, et les Drômois sont à leur tour plus intensifs que les Ardéchois. La promotion des produits de terroir et la contestation de l’agriculture productiviste est synonyme de revanche pour les producteurs « désavantagés » de la montagne, ou de l’Ardèche. C’est à eux de faire valoir leur qualité pendant que les Drômois ne peuvent plus vivre du modèle productif qui leur a permis de supplanter l’Ardèche pendant près de 50 ans. Si les Drômois ne reprochent pas à leurs voisins de leur faire concurrence, ils ne sont en revanche pas prêts à accepter une IGP ardéchoise qui en retour déprécierait les fruits de la Drôme. Ainsi se révèle l’influence de la diversité des territorialités couvertes par l’aire du bassin de production : la structuration de l’approvisionnement organisée à la fois sur la Drôme et l’Ardèche par les expéditeurs ne suffit pas à gommer les rivalités territoriales. En particulier, celle s’exprimant entre ces deux départements limitrophes paraît la plus difficile à dépasser.

En définitive, une échelle pertinente pour un projet d’IGP dans la Moyenne Vallée du Rhône devrait permettre de rassembler un volume de production significatif pour les marchés d’expédition, une notoriété commerciale de la dénomination et une spécificité de la production, l’adhésion des producteurs et des expéditeurs. Or, la succession des quatre initiatives montre que ces conditions sont bien difficiles à satisfaire dans ce bassin de production construit sur une diversité de territoires et d’espaces arboricoles. L’échelle de la Moyenne Vallée du Rhône est en effet peu efficace. D’abord, elle ne permet pas une reconnaissance commerciale (d’où le choix d’appellation « Drôme » pour l’IGP pêche-nectarine). Ensuite, elle ne correspond plus à l’échelle d’approvisionnement des expéditeurs, excepté pour l’abricot Bergeron. Enfin, elle n’offre pas une identité suffisante pour bien fédérer les producteurs (ni les Drômois ni les Ardéchois ne s’y réfèrent).

Par ailleurs, l’objectif affiché de ces projets est l’obtention d’une IGP pour revaloriser les fruits, sans réflexion sur la stratégie commerciale à mettre en œuvre. L’outil qu’est l’IGP est donc confondu avec l’objectif réel, la revalorisation. Souvent, le projet se focalise complètement sur l’outil, entamant rapidement la réflexion sur le cahier des charges, les délimitations, avant d’échouer devant la lourdeur du processus ou sur la question commerciale. Qu’est-ce qui bloque le plus : l’obtention d’une IGP dans ce bassin de production ou la difficulté d’une stratégie commerciale commune ? L’analyse d’autres outils de valorisation en lien avec le territoire créés dans la Moyenne Vallée du Rhône peut nous permettre d’avancer dans ce questionnement.

Notes
212.

Producteur ardéchois membre du bureau de l’association « IGP Bergeron de Haute Ardèche » (enquête personnelle, 2006).