[L’identifiant « Rhône-Alpes »216, découpage régional]
Une dizaine d’années plus tard, dans une situation économique toujours plus préoccupante, une nouvelle initiative d’identification territoriale est menée, cette fois ciblée sur le marché rhônalpin.
A l’origine du projet, la filière régionale viande bovine demande à la Chambre Régionale d’agriculture (CRA) de mettre en place une signalisation de la provenance pour toucher les consommateurs rhône-alpins. Porteuse du projet pour la campagne 2006, la CRA sollicite alors d’autres filières pour constituer une offre des différents produits régionaux sous le même identifiant, conçu comme une « ombrelle » que l’on retrouverait dans les linéaires. La filière fruits est la seule à être intéressée.
C’est à travers le Comité Stratégique Fruits Rhône-Alpes (CSF-RA) que les opérateurs de la première mise en marché se déclarent favorables. Leur objectif est de gagner des parts de marché en Rhône-Alpes, marché qui est jusqu’à présent considéré comme « saturé » puisque très proche du bassin de production. Le moyen envisagé est l’identification des fruits provenant de la région par des opérations commerciales ponctuelles dans les magasins, avec à ce moment là des visuels (affiches, pancartes) et des animations. Les opérations, réparties tout au long de la saison, doivent concerner toute la gamme des espèces produites en Rhône-Alpes et se dérouler dans plusieurs grandes surfaces de l’agglomération lyonnaise. Le choix de cette méthode permet ainsi de ne pas avoir à modifier la logistique au sein des stations d’expédition (tri et conditionnement) : les fruits de « Rhône-Alpes » sont identifiés par l’animation commerciale et non par leur conditionnement.
Le projet mobilise un nombre sans précédent d’opérateurs de la première mise en marché217 dans les réunions du CSF-RA. Une dizaine d’entre eux assiste aux premières et finalement huit expéditeurs, dont quatre privés et quatre coopératives, s’impliquent officiellement dans la démarche. Ils financent même un stage de deux étudiants de l’ISARA-Lyon pour évaluer l’impact auprès des consommateurs de la première campagne de l’identifiant « Rhône-Alpes ».
Malgré ces conditions encourageantes, en 2006, l’identifiant n’est finalement utilisé que par un seul expéditeur. C’est le seul expéditeur privé du bassin dont la stratégie repose explicitement sur un approvisionnement régional pour une distribution régionale. Le logo de l’identifiant est apposé en petit, sous le nom de la marque privée sur les étiquettes. Les autres opérateurs ne l’utilisent pas du tout, et justifient cela par leur très faible présence sur le marché rhônalpin. Certes, ils espéraient utiliser cet identifiant pour développer leurs parts de marché régionales, mais différentes raisons ont, selon eux218, freiné ce projet. D’abord, la précipitation de la mise en place de la démarche, validée en avril 2006 pour la campagne de la même année, ne permet pas de bien s’organiser. Ensuite, la conjoncture économique est plutôt favorable en 2006 pour les fruits d’été, comparativement aux trois précédentes années. Les structures se sont donc concentrées sur leurs marchés habituels, sans « forcer » le marché régional.
Excepté l’argument de la conjoncture économique, le délai de mise en place du projet était connu et prévisible lors de l’engagement des opérateurs dans le projet. D’autres blocages entraînent ce désengagement final. Les points de désaccord ne sont pas exprimés clairement, mais émergent des discours des expéditeurs (coopératives et privés). Ils s’articulent autour de deux thèmes : l’échelle d’approvisionnement des fruits commercialisables sous l’identifiant et la qualification qui lui est associée.
L’échelle sous entendue par la dénomination utilisée dans l’identifiant, « Rhône-Alpes », n’a que peu de cohérence avec celle du bassin de production. L’identifiant pour les fruits est disponible pour toutes les structures régionales. Or, seules les structures de la Moyenne Vallée du Rhône s’y sont intéressées. Les OP de Savoie, des Monts du Lyonnais et du Pilat n’ont pas souhaité s’y impliquer. Disposant déjà de démarches d’identification de l’origine et d’une présence forte sur le marché régional, ils n’avaient pas d’intérêt à s’engager dans cet identifiant supplémentaire. Avec cette initiative, ils risquaient finalement de se trouver en concurrence avec les fruits de la Moyenne Vallée du Rhône sur leur propre marché. Pour ce qui concerne les structures de la Moyenne Vallée du Rhône, la question de l’échelle d’approvisionnement demeure posée. Comme quasiment tous les metteurs en marché ont structuré leur approvisionnement en combinant la production régionale avec des compléments méridionaux ou plus éloignés, utiliser un identifiant « Rhône-Alpes » définissant la provenance des fruits implique donc de séparer les fruits régionaux des autres dans la chaîne logistique. S’il n’est pas nécessaire d’utiliser un conditionnement différent, cela représente néanmoins une charge en termes de temps et d’organisation. Ainsi, quelques expéditeurs proposent de définir l’identifiant « Rhône-Alpes » comme indiquant la localisation régionale de l’entreprise d’expédition dont la majorité des volumes proviennent de la région, acceptant qu’elle utilise quelques apports externes. Entre transparence par rapport à l’identifiant et réalité pragmatique de fonctionnement des metteurs en marché, où placer le curseur ?
La question de la qualification des fruits vendus sous l’identifiant « Rhône-Alpes » n’est pas non plus tranchée. Seul point d’accord : le refus de tout cahier des charges ou contrainte supplémentaire est affirmé par les metteurs en marché, déjà saturés de normes (cf. chapitre 1). Une posture évasive du président du CSF-RA consistait à s’en remettre au « bon sens » des opérateurs : ils penseraient évidemment à mettre leurs meilleurs fruits lors des opérations commerciales pour l’identifiant « Rhône-Alpes » puisqu’ils devaient représenter une vitrine des fruits régionaux. Pas question donc d’effort particulier en termes de fraîcheur ou de qualité gustative dans l’acception générale de la démarche. L’identifiant devait suffire à attirer le consommateur. Or, l’enquête219 testant les attentes suscitées par l’identifiant « Rhône-Alpes » auprès des consommateurs lyonnais montre qu’une qualité minimum est attendue. L’affichage d’une proximité géographique de la production laisse espérer une maturité et une fraîcheur des fruits supérieures à ce que l’on trouve habituellement dans les linéaires. En outre, le seul expéditeur qui utilise l’identifiant l’a associé à une gamme de fruits « mûrs à point », identifiée par une marque privée. Il s’oppose à ce que l’identifiant soit utilisé avec des fruits plus génériques, ce qui contredirait la réputation de l’identifiant et de sa propre marque.
Suite à la campagne manquée de 2006, le CSF-RA a affiché la volonté de renouveler l’utilisation de l’identifiant « Rhône-Alpes ». En 2007, il devait être mobilisé dans un projet plus concerté entre metteurs en marché, ciblant les opérations commerciales avec quelques grandes surfaces de la région lyonnaise. Cela n’eut pas lieu. En 2008, l’idée était d’utiliser l’identifiant dans les commerces de proximité, jugés plus adaptés au type de marché visé. Rien ne fut fait non plus220. En 2009, le sujet n’est plus abordé dans les réunions du CSF-RA.
En définitive, cette opération souligne la volonté des OP de réinvestir le marché régional, longtemps délaissé pour l’expédition nationale et internationale. Les écueils montrent néanmoins la difficulté de le définir et la méconnaissance qu’en ont les opérateurs : l’agglomération lyonnaise est d’abord visée via les grandes surfaces, puis ce sont les commerces de proximité, plus en cohérence avec la stratégie choisie. Malgré les injonctions des consommateurs et d’un expéditeur privé, les metteurs en marché ne sont pas prêts à travailler une qualité spécifiée pour ce marché.
L’analyse des initiatives d’identification territoriale dans la Moyenne Vallée du Rhône témoigne d’une prise de conscience progressive des producteurs de la nécessité de maintenir la production locale viable par des formes de valorisation adaptées. Il est désormais reconnu par les professionnels que les limites du modèle de la productivité ont été atteintes dans la Moyenne Vallée du Rhône221. Néanmoins, si les identifiants et marques territoriaux offrent un outil plus accessible que les IGP pour différencier la production, leur création ne suffit pas à apporter une valeur ajoutée. Par ailleurs, ces démarches fondées sur des ressources territoriales diverses ne trouvent pas d’échelle leur permettant une viabilité commerciale. Elles exercent en revanche des tensions centripètes sur le bassin de production, révélant les rivalités territoriales internes. Elles morcellent l’espace d’approvisionnement des expéditeurs, qui en retour leur résistent.
Les sources proviennent d’une observation participante de la démarche : une série d’enquêtes personnelles menées auprès des deux animateurs de la Chambre régionale d’agriculture et du Comité Stratégique Fruits Rhône-Alpes (CSF-RA) et des directeurs de six stations d’expédition (privées et coopératives) impliquées dans la démarche, en mai et juillet 2006 ; le co-encadrement avec Carole Chazoule du stage réalisé par les étudiants de l’ISARA-Lyon sur l’évaluation de la démarche auprès des consommateurs ; des entretiens réguliers avec l’animateur du CSF-RA.
Observation faite par un producteur membre du CSF-RA, ainsi que par l’animateur. Cette mobilisation était source d’optimisme pour les acteurs qui avaient longtemps déploré le peu d’implication des metteurs en marché, et surtout des privés, dans cette instance à vocation interprofessionnelle.
Résultat des enquêtes menées par nous-mêmes auprès des opérateurs impliqués dans le projet au cours du mois de juillet 2006.
L’enquête a été réalisée par les deux étudiants de l’ISARA-Lyon en stage au CSF-RA en 2006 et encadrés par Carole Chazoule et nous-mêmes. En l’absence d’utilisation de l’identifiant dans les magasins, ils ont interviewés des consommateurs à domicile, les questionnant sur leurs ressentis en voyant le logo de l’identifiant « Rhône-Alpes » (Ponchon et Morliere, 2006).
En 2008, la production a été fortement touchée par la grêle, puis par le gel. Cette actualité a pris le dessus des dossiers traités par le CSF-RA.
La réception et les réactions faites par les arboriculteurs responsables de Fruit Plus vis-à-vis de notre projet de thèse en témoignent également. Lors de la première présentation des hypothèses de recherche en janvier 2006, ils ont exprimé leur intérêt pour le sujet tout en précisant que cet intérêt était lié à l’importance de la crise actuelle. Le même sujet proposé quelques années auparavant (« 3 ans » seulement selon l’un des responsables présents) aurait sans doute rencontré beaucoup plus de scepticisme de la part des principaux responsables des institutions du bassin.