b) Difficultés pour la production fruitière d’accéder aux IGP/AOC

Deux caractéristiques fondamentales de la production fruitière posent problème pour l’accès aux AOC ou IGP.

L’arboriculture, particulièrement dans la Moyenne Vallée du Rhône, est une production extrêmement plurielle (multi-espèces, multi-variétés) dont la qualité est elle-même excessivement variable. La diversité des espèces et des variétés de fruits produits au sein des exploitations s’oppose à la logique de certification mono-produit qui sous-tend le système des SIQO français et européens. Une IGP ne peut porter que sur une seule espèce, en revanche, elle peut inclure plusieurs groupes variétaux « à la condition que chaque groupe variétal ou sous-espèce contribue à la réputation du produit et fasse l’objet d’une description particulière. » (I.N.A.O., 2006, p.7). Or, réaliser une description particulière de chaque variété nécessite un gros travail préliminaire sachant que pour couvrir une campagne de production pêche-nectarine, une même exploitation peut compter plus de 40 variétés. Le renouvellement rapide des variétés à l’œuvre dans la production de fruits rend encore plus difficile d’établir un référentiel stable. Enfin, la perte des variétés locales est handicapante : celles-ci constituent un élément objectivable du lien au terroir, mais ont été éliminées par la modernisation et la course à l’innovation variétale. Or, les attentes de l’INAO sont explicitées en gras : « Il est souhaitable que l’IGP concerne une ou plusieurs variétés locales traditionnelles » (I.N.A.O., 2006, p.8).

Les fruits frais sont parmi les produits agricoles les plus délicats et instables qui soient. Soumis aux aléas climatiques, très périssables, leur qualité varie annuellement et même quotidiennement. La mise en marché d’une cerise, d’une fraise ou d’une pêche constitue une véritable course contre la montre avant que le fruit ne se gâte. La variabilité des qualités s’exprime également à l’échelle de l’arbre pour certains produits, comme la pêche : un même arbre produit obligatoirement des pêches de moins gros calibre (notamment sur les branches inférieures), et des moins sucrées (notamment les dernières à mûrir). C’est l’inverse pour les fraises, les dernières à mûrir étant les plus riches en sucre et en goût. Cet état de fait rend difficile l’établissement d’un cahier des charges certifiant une qualité spécifique, différente et stable. La marge de manœuvre est réduite entre l’impératif de différencier la qualité et le risque de ne pas pouvoir agréer de volume de production suffisant. Ainsi, des labels rouges existent pour les pêches-nectarines et pour l’abricot Bergeron (gérés par Fruit Plus). Le premier permet de certifier chaque année quelques centaines de tonnes de pêches-nectarines (308t en 2005), tandis que le second, déposé en 2001, n’a finalement jamais été utilisé. Des critères trop élitistes en termes de taux de sucre et de calibre le rendent inapplicable.

Enfin, malgré la grande modernisation et standardisation des pratiques, la production fruitière demeure encore très aléatoire. Producteurs et techniciens, pourtant fins connaisseurs de leurs vergers, ne s’expliquent pas toujours les résultats qualitatifs constatés. Une réflexion a été menée sur cette question lors d’une des réunions de l’association « IGP Bergeron de Haute Ardèche »233. Il s’agissait de tirer le bilan de la campagne 2006 et des résultats des tests qualitatifs réalisés par le technicien de la Chambre d’agriculture234. L’ensemble des producteurs présents constatait un problème rencontré cette saison en termes de tenue du fruit et de faible coloration. Ils ne purent se l’expliquer autrement que par l’hypothèse de l’effet de la canicule de juillet235. Ainsi, même une variété aujourd’hui bien connue dans la Moyenne Vallée du Rhône comme le Bergeron donne parfois des résultats qualitatifs qui surprennent les meilleurs spécialistes.

L’organisation de la filière en bassins de production standardisés pour l’expédition, qui s’est accompagnée d’une perte d’identité commerciale des bassins historiques, constitue la seconde difficulté pour accéder aux AOC et IGP. La preuve de l’existence d’une notoriété commerciale de la dénomination géographique est en effet une exigence de l’INAO. Or, en dehors de l’origine « France » mentionnée dans les linéaires, les consommateurs ne connaissent pas la provenance des fruits, et n’y accordent pas d’importance. Face à cette situation, les dossiers de demande d’IGP argumentent sur l’utilisation de « l’origine commerciale » dans l’expédition des fruits, c’est-à-dire que le département de production est mentionné sur les étiquettes normalisées. Cet argument n’est pas recevable pour l’INAO car cette origine n’est pas un argument de différenciation, seulement une indication de traçabilité. La notoriété de l’origine fait donc défaut. Une remarque formulée en gras dans le rapport d’orientation explicite cette réserve : « Il existe un risque, dans les filières où les noms des bassins de production des fruits ne sont pas ou peu utilisés, que l’IGP ne réponde pas aux attentes des producteurs et ne soit pas utilisée après enregistrement. » (I.N.A.O., 2006, p.4).

De même, dans le cas du projet d’IGP « Bergeron de Haute Ardèche », l’une des principales questions posées par les agents de l’INAO de Romans concernait l’utilisation actuelle de la dénomination « Haute Ardèche » et sa reconnaissance commerciale. En dépit de l’existence de la marque privée de l’association des Vergers Nord Ardèche, les producteurs ne purent justifier la notoriété de cette dénomination.

Définir le lien au terroir d’après le référentiel officiel de l’INAO dans les bassins de fruits d’été ayant suivi le modèle de modernisation pour l’expédition est donc difficile au regard des spécificités de ces productions : la variabilité de la qualité, la pluralité des espèces et des variétés, et le manque de notoriété commerciale de l’origine des productions. La logique de normalisation de la spécificité d’un seul produit, qui est celle des SIQO, ne correspond pas au fonctionnement des bassins de productions fruitiers, fondé sur la diversité des produits. L’organisation actuelle de la filière, pilotée par les exigences de la grande distribution renforce les difficultés. Non seulement la notoriété commerciale des bassins historiques a été gommée, mais en outre la grande distribution n’est pas réceptive236 à l’émergence de fruits IGP qui redonneraient du poids à la production dans le rapport de négociation. Les enseignes préfèrent développer leurs MDD « terroir », comme « Terre et Saveur » chez Casino, ou « premium », telle la filière « Engagement Qualité Carrefour ».

La valorisation économique des AOC et IGP n’est finalement pas assurée dans les circuits d’expédition standard. Que ce soit par une AOC, une IGP, ou même avec des outils d’identification de l’origine plus souples, comme les marques territoriales, il est nécessaire d’élaborer une organisation commerciale adaptée. Pourtant le SIQO ou la marque sont trop souvent perçus par les producteurs comme la finalité d’un projet qui leur permettra de mieux valoriser leurs produits237. Elaborer un référentiel de qualité ainsi qu’une stratégie commune nécessite alors de s’entendre collectivement sur une même vision du projet.

Notes
233.

Réunion en automne 2006, à laquelle nous avons participé.

234.

Soulignons ici que ce technicien est en poste depuis une trentaine d’années et est considéré comme spécialiste de la production d’abricots Bergeron.

235.

Un autre résultat de cette observation est le constat que les producteurs échangent peu entre eux sur leurs résultats qualitatifs. Chacun avait observé ces problèmes chez lui, et fait des hypothèses explicatives qui relevaient parfois du contexte local (problèmes sanitaires de bactériose sur le plateau). Ce n’est que la mise en commun des observations réalisées lors de cette réunion qui a permis d’émettre une explication plus générale.

236.

Réponse donnée par tous les responsables de station d’expédition rencontrés au cours de nos enquêtes personnelles, sans exception.

237.

Ces deux points sont le plus souvent traités comme deux étapes indépendantes et s’enchaînant chronologiquement : d’abord on certifie, ensuite on cherche comment valoriser ce nouveau produit. Or, les mentions valorisantes ne sont que des outils au service d’une stratégie de valorisation, et non le contraire.