b) Influence des réseaux professionnels sur la reconnaissance collective de la différenciation

Dans la Moyenne Vallée du Rhône, les tentatives d’identification territoriale sont portées par différents types de collectifs d’acteurs, comparables à des réseaux sociotechniques. Au sein de ces réseaux le débat porte sur la définition de ce qui, dans le lien entre l’arboriculture et le territoire, peut constituer une différenciation pour la production.

La question des liens qualifiants entre arboriculture et territoire peut intervenir comme objet nouveau au sein de réseaux d’acteurs préexistants, porteurs de représentations et de valeurs relativement stabilisées. Cette configuration sociale regroupe les cas des trois projets d’IGP pêches (de l’Eyrieux, du Pays de Châteauneuf et de la Drôme). Chaque réseau exprime ses propres représentations de ce qu’est son territoire, de ses liens à l’arboriculture, et de la différenciation qui en découle, donc de la ressource qu’il souhaite valoriser (Tableau 19).

Tableau 19: Représentations de la ressource dans les réseaux préexistants
Territoire revendiqué Liens arboriculture-territoire revendiqués Ressource différenciative revendiquée
Pêche de l’Eyrieux Vallée de l’Eyrieux, appelée « terroir » Histoire
Savoir-faire
Valeur patrimoniale et qualité gustative
Pêche de Châteauneuf Cinq communes, appelées « terroir » Conditions pédoclimatiques
Savoir-faire
Qualité commerciale supérieure
Pêche de la Drôme Bassin de production Antériorité
Savoir-faire /adaptation des hommes
Capacité d’adaptation des hommes

Dans chacun des cas, il est difficile pour les acteurs porteurs de ces projets de « sortir » de leurs représentations initiales238. Finalement, dans un réseau préexistant, l’objet « liens qualifiants entre arboriculture et territoire » reste appréhendé à travers le prisme du référentiel commun préétabli. Pour les initiatives locales, il est inspiré des « produits de terroir » : on retrouve les notions de patrimoine, de tradition, de savoir-faire et de qualité. En revanche, pour l’initiative portée par le système d’encadrement du bassin (Fruit Plus), ce référentiel rappelle celui du modèle de production-expédition, avec les notions d’innovation et de savoir-faire de commercialisation. Lorsque les réseaux sociaux porteurs de ces référentiels préétablis se rencontrent, il y a mise en débat.

C’est ce qui est observé dans les cas où les réseaux sont construits de toutes pièces en réponse aux nouveaux enjeux de valorisation territoriale de l’arboriculture. Le réseau ainsi créé fédère des acteurs ayant une même idée du lien entre arboriculture et territoire qu’ils veulent mettre en avant. Il rassemble ainsi des personnes pouvant venir de différents réseaux sociaux préexistants. Le collectif doit donc composer avec les « anciennes » appartenances des participants, dans l’objectif d’établir un nouveau référentiel cognitif commun définissant la ressource territoriale. Les différences de représentations, de vocabulaire, de références de chacun sont alors être mises en débat.

L’exemple de la démarche pour l’IGP « Bergeron de Haute Ardèche » illustre bien la complexité de la situation. Une association nouvelle a été créée autour de la volonté commune de différencier les abricots de « Haute Ardèche » par rapport à ceux de la Drôme. Le réseau rassemble alors des producteurs d’appartenances syndicales opposées, de stratégies commerciales diverses, localisés sur le plateau ou sur les rives du fleuve. Les référentiels cognitifs rattachés à ces appartenances n’ont pas manqué de s’exprimer dans les débats, notamment sur la différenciation souhaitée.

Parfois la discussion est explicitée par les acteurs. C’est le cas de celle sur le terme « petite exploitation » : proposé par un montagnard en opposition au modèle productif intensif de la vallée, il est traduit comme une accusation de « mauvais producteur » envers les arboriculteurs concernés. Cette capacité à comprendre ce que sous-entend l’autre est liée au fait que le débat concernant la taille des exploitations oppose depuis longtemps les deux syndicats représentés ici, la Confédération Paysanne et la FNSEA. Mais dans les controverses plus complexes, en particulier sur la question de la différenciation liée à la délimitation, il est évident que les acteurs manquent de recul pour poser eux-mêmes les termes de la mésentente. Ainsi, malgré un objectif initial de différenciation qui rassemblait de nombreux producteurs, le réseau composite n’est pas parvenu à s’accorder sur les liens au territoire à mobiliser, ni sur la manière de les valoriser. Il n’y a pas eu construction de ressource territoriale.

En définitive, la reconnaissance collective d’une ressource territoriale nouvelle nécessite pour les acteurs du bassin, producteurs et expéditeurs, une remise en question de trois grands types de représentations : celles du métier d’arboriculteur (définition du bon producteur, de ses pratiques, de la qualité du fruit), celles liées au territoire (le territoire d’appartenance, sa signification), et celles des liens entre arboriculture et territoire (liens patrimoniaux, terroir agronomique, savoir-faire, etc.). Ainsi, le processus de reconnaissance collective des ressources territoriales est non seulement influencé par les rapports qu’entretiennent les acteurs avec leurs territoires (espace, réseaux sociaux, identité.), ce que Julien Frayssignes nomme « imprégnation » dans sa thèse (2005), mais également par les rapports qu’ils entretiennent avec leur métier et leurs réseaux professionnels. Dans la Moyenne Vallée du Rhône, trouver une entente collective demeure difficile : soit les réseaux préexistants conservent leurs représentations propres, soit les réseaux nouveaux composites ne parviennent pas à un accord.

Notes
238.

Et ceci malgré les demandes de précision de la part de l’INAO pour le projet d’IGP pêche-nectarine de la Drôme.