a) Deux types de stratégie d’acteurs

Les tensions centrifuges et centripètes à l’œuvre dans le bassin de production se traduisent, au niveau des opérateurs concernés, par deux grands types de stratégie (Tableau 20). La première est celle des opérateurs de l’expédition, soumis à la tension centrifuge exercée par l’aval de la filière. La pression concurrentielle orchestrée par une grande distribution concentrée sur une offre internationale atomisée affecte pleinement la rentabilité des expéditeurs de la Moyenne Vallée du Rhône. Ainsi, ces opérateurs, qui subissent de plein fouet cette pression, la traduisent en une organisation qui dilue le bassin de la Moyenne Vallée du Rhône. Leur stratégie globale de valorisation est celle d’une offre de volumes de produits standardisés, homogénéisés, correspondant à la demande des marchés d’expédition nationale et export. Leur aire d’approvisionnement est structurée à l’échelle du bassin et s’élargit à la production du sud de la France. La qualité est définie par les normes commerciales en vigueur ainsi que par les référentiels qualité internationaux et les cahiers des charges des clients. L’organisation commerciale consiste en l’assemblage de volumes de fruits expédiés vers les centres de gros (centrales d’achats et grossistes). Cet assemblage amène à la création de bureau de vente ou de sociétés commerciales qui fédèrent plusieurs expéditeurs, donc des échelles d’approvisionnement d’autant plus vastes.

La seconde stratégie est celle des producteurs et de leurs organisations professionnelles, moteurs des tensions centripètes par leurs projets d’identification territoriale des fruits.

Nous appelons cet effet « tensions centripètes » parce qu’il est pluriel et multi scalaire. La chronologie des démarches décrit un encastrement des échelles entre elles, qu’il est nécessaire mais difficile de coordonner pour envisager un projet viable. Un premier niveau de « décrochage » est observé entre la cohésion sociale et territoriale des initiatives locales (Châteauneuf-sur-Isère, Eyrieux), et la recherche d’échelles de production fournissant des volumes commercialement significatifs (Nord Ardèche, Moyenne Vallée du Rhône). Un second niveau de déclinaison est celui observé entre les échelles administratives qui sont celles des institutions (OPA) pouvant porter un projet (Ardèche, Rhône-Alpes) et l’échelle de la réalité productive des professionnels. Les tentatives menées pour encastrer ces échelles, comme dans le cas de l’IGP « pêche-nectarine de la Drôme » qui rassemblait le projet de l’Eyrieux et celui de Châteauneuf, se heurtent aux rivalités territoriales existantes à l’intérieur du bassin de production, entre montagne et vallée, et surtout entre Drômois et Ardéchois. La limite départementale apparaît en effet comme une frontière sociale que seuls les responsables professionnels acceptent volontiers de gommer239. Ce premier élément limitant la coordination entre les échelles des projets est d’autant plus exacerbé que le bassin de production dans son ensemble ne dispose pas d’une identité territoriale qui pourrait être fédératrice et adoucir ces rivalités territoriales.

La stratégie de valorisation portée par les producteurs vise avant tout à différencier la production en mettant en avant des caractéristiques particulières de certains espaces du bassin. Pour cela, elle mobilise des marques territoriales porteuses de notoriété (cas de l’ « Ardèche ») ou revendique une spécificité liée à un terroir agronomique (cas des fruits « Haute Ardèche ») et/ou des savoir-faire particuliers (cas de la pêche de Châteauneuf ou de l’Eyrieux). La qualité est donc définie par un référentiel cognitif, différent des normes du marché standardisé. La référence à l’espace de production permet de rendre la plus-value espérée non délocalisable. L’aire du projet correspond à l’échelle de la ressource territoriale revendiquée, délimitée par les spécificités mises en avant et par la territorialité propre des acteurs. Excepté dans le cas de l’identifiant « Rhône-Alpes », l’échelle de ces projets est toujours inférieure à celle du bassin de production, et ne correspond que rarement à des échelles de territoires administratifs (cas de « Goûtez l’Ardèche ») (Carte 12). Ces projets ne précisent ni les marchés visés, ni l’organisation commerciale pour les atteindre. Pour les producteurs, l’idée implicite est que les fruits identifiés seraient valorisés sur les marchés d’expédition par les opérateurs de mise en marché habituels. Seule la démarche de l’identifiant « Rhône-Alpes » vise à conquérir un marché particulier, le marché régional, mais sans modifier le fonctionnement des expéditeurs. En définitive, les démarches de valorisation territoriale observées en Moyenne Vallée du Rhône correspondent à des stratégies de différenciation de la production, et non de valorisation, puisqu’elles n’intègrent pas la dimension commerciale.

Tableau 20 : Les deux stratégies s'exprimant en Moyenne Vallée du Rhône

Réalisation C. Praly.

C’est sur ce point, celui de l’organisation commerciale, que se rencontrent nécessairement les deux stratégies, tout en s’opposant sur chacun des autres éléments (Tableau 20). Elles présentent en effet des échelles de projet qui s’affrontent (tensions centripètes / centrifuge) ainsi que des conceptions de la qualité différentes (normalisée / qualité cognitive liée à la spécificité d’un espace). Mais elles sont interdépendantes l’une de l’autre puisque la grande majorité des producteurs du bassin commercialise par les expéditeurs.

Notes
239.

La fusion de certains services des Chambre d’agriculture dans l’association Fruit Plus en témoigne (cf chapitre 1).