b) Conflit et dépendance entre producteurs et expéditeurs

Cette situation entre opposition et dépendance conduit à des jeux d’acteurs entre producteurs et expéditeurs qui expliquent la difficulté de construire une initiative collective.

Les démarches collectives d’identification territoriale, portées par les producteurs, peinent à trouver un système de mise en marché adapté. Pour des petits volumes, les fruits peuvent être triés et conditionnés sur les exploitations, mais la question de l’homogénéité des pratiques demeure délicate. L’expérience de la marque « Montagne de l’Ardèche » montre la difficulté de fournir une qualité homogène lorsque les fruits sont calibrés et commercialisés par plusieurs exploitations indépendantes. L’élaboration d’un référentiel de pratiques assurant une homogénéité de l’offre nécessite l’acceptation d’un cahier des charges précis et rigoureux, donc une définition communément appropriée de la qualité, ce qui est difficile à satisfaire dans ce bassin. Pour des plus grands volumes, nécessaires pour assurer une existence commerciale de la démarche, les producteurs sont obligés d’avoir recours aux expéditeurs existants, situés dans la vallée du Rhône.

Or, on observe une résistance des metteurs en marché face aux initiatives d’identification territoriale. Elles menacent de fractionner leur bassin d’approvisionnement et leurs stratégies d’offre de volumes de produits standardisés. Par ailleurs, les marchés d’expédition visés par ces opérateurs ne sont pas réceptifs pour ces types de valorisation territoriale. Enfin, pour les entreprises d’expédition, qu’elles aient un statut privé ou de coopérative, les stratégies individuelles (ou d’entreprises) demeurent dominantes et difficiles à modifier. De fait, une station d’expédition qui traite des milliers de tonnes de fruits est fortement contrainte par son équipement de calibrage et de stockage. Le matériel nécessaire, devenu de haute technologie et très spécialisé nécessite des investissements lourds et exige donc un chiffre d’affaires permettant de couvrir ces charges. Enfin, l’expéditeur est contraint par les stratégies commerciales élaborées depuis plusieurs années, construites sur des relations commerciales privilégiées, sur des contrats ou des cahiers des charges de distributeurs. On ne modifie pas cela en une campagne. Le niveau des investissements et l’importance d’assurer l’écoulement des fruits font qu’un opérateur de l’expédition ne peut prendre de risque, ni financier, ni commercial.

La « rencontre » entre les deux types d’opérateurs et leurs stratégies s’inscrit donc dans une relation de dépendance teintée de rapport de forces. Si les expéditeurs s’opposent aux initiatives d’identification territoriales, ils le font de manière peu explicite. L’enjeu pour eux consiste à conserver leurs apporteurs, donc à ne pas froisser les producteurs, tout en maintenant leurs règles de production et de définition de la qualité (elles-mêmes provenant de la réglementation européenne et de l’aval). Cela les conduit parfois à adopter une posture « politiquement correcte » devant certaines démarches : ils participent aux réunions, déclarent s’intéresser au projet, mais finalement ne l’appliquent pas.

En ce qui concerne les producteurs, les démarches visant des IGP locales (Eyrieux, Châteauneuf, Haute Ardèche) constituent des tentatives de « reprise de pouvoir » par les producteurs sur le modèle imposé par le bassin de production-expédition. C’est ce que révèle l’exemple de l’IGP « Bergeron de Haute Ardèche ». On pourrait en effet s’étonner du refus des producteurs à élargir le projet à l’ensemble de l’aire de production du Bergeron puisque celle-ci correspond justement au bassin de la Moyenne Vallée du Rhône. Or, ce refus catégorique d’intégrer les contingences du fonctionnement des expéditeurs (comme leur aire d’approvisionnement) montre à quel point les producteurs souhaitent affirmer leur indépendance vis-à-vis de ces opérateurs. L’enjeu est de renverser le rapport de forces avec les expéditeurs, et par conséquent avec le marché, pour pouvoir imposer leur définition de la qualité et mieux valoriser leurs fruits.

Au lieu d’aller vers l’articulation des deux parties, cette « guerre de positions » entre des opérateurs interdépendants les uns des autres conduit à des divisions internes au bassin.