c) Un effet de divisions internes au bassin

L’effet de divisions porte à la fois sur la géographie de la production et les liens sociaux entre acteurs. La production est segmentée selon une double partition, liée aux exigences des outils d’identification territoriale utilisés. Il y a d’abord partition par le produit : les démarches ne prennent généralement en compte qu’une seule espèce (IGP pêche-nectarine, abricots et cerises Montagne de l’Ardèche), voire une seule variété (IGP Bergeron de Haute Ardèche). Il y a également partition par espace géographique, les démarches portant sur des échelles inférieures à celle de la Moyenne Vallée du Rhône. Pour le bassin, cela conduit à une segmentation de la gamme de production encore plus importante.

En conséquence, les divisions stratégiques entre les acteurs du bassin sont renforcées. Les producteurs se trouvent mis en concurrence entre eux selon qu’ils appartiennent ou non à l’aire géographique de la démarche, ou qu’ils cultivent ou non l’espèce considérée. Ensuite, l’opposition s’exprime entre les producteurs et les metteurs en marché. Enfin, des divisions peuvent apparaître également entre les expéditeurs eux-mêmes, selon qu’ils soient concernés ou non par une démarche de valorisation territoriale.

Cette division à la fois spatiale et sociale au sein du bassin ne se traduit pas pour autant par une territorialisation des réseaux porteurs des initiatives. Les démarches, même si elles revêtent un objectif de territorialisation du produit, demeurent coordonnées uniquement par les acteurs de la filière. Les exemples des IGP pêche de l’Eyrieux et pêche du pays de Châteauneuf montrent qu’à partir du moment où la dynamique initiale, qui pouvait être territoriale, prend une tournure de certification officielle, elle s’accompagne d’un resserrement professionnel du collectif. Dans le cas de l’Eyrieux, il y a même création d’une seconde association constituée uniquement d’arboriculteurs. Il n’y a pas non plus d’échange avec les autres filières productives, agricoles ou non. Même la possibilité qu’il puisse y avoir des synergies entre productions ou entre agriculture et tourisme n’est pas évidente. Pour exemple, lorsque nous interrogeons le président d’une des associationssur ses « partenariats hors filière »240, il évoque uniquement les opérateurs de mise en marché et le technicien arboricole. Cela montre dans quelles appartenances professionnelles les arboriculteurs se positionnent : essentiellement entre producteurs. Les autres opérateurs de la filière et les acteurs de l’encadrement appartiennent à « l’extérieur ».

Enfin, les relations avec les collectivités territoriales se bornent souvent à quelques demandes de financement. Il y a d’ailleurs rarement cohérence entre les échelles des projets des producteurs et les délimitations administratives, ce qui pose problème quant à l’accord des collectivités et leur légitimité à soutenir ces projets. Par exemple, l’association Verger Nord Ardèche avait sollicité le Pays Ardèche Verte pour soutenir leur projet de marque et d’IGP. Le fait que le projet couvrait une aire dépassant les limites du Pays posa problème dans l’instruction de la demande. Il n’y eu finalement pas d’aide versée à l’association.

Le rapport de forces qui s’exprime entre la stratégie des expéditeurs et les collectifs de producteurs revendiquant une identification territoriale de leurs fruits exerce un effet de divisions spatiales et sociales au sein du bassin, sans pour autant s’accompagner d’une territorialisation des réseaux. Les dynamiques demeurent sectorielles, ne s’articulant ni avec les autres secteurs économiques locaux, ni avec les collectivités territoriales.

En définitive, trois facteurs permettent d’expliquer les échecs des initiatives d’identification territoriales. D’abord, le cadre normatif des AOC/IGP est mal adapté aux particularités du bassin arboricole de la Moyenne Vallée du Rhône. Par ailleurs, la reconnaissance collective d’une qualité différenciée est rendue difficile lorsque les acteurs, appartenant à différents réseaux professionnels, n’ont pas les mêmes représentations de l’arboriculture et de ses liens avec le territoire. Enfin, l’opposition entre les tensions centripètes créées par les initiatives d’identification territoriale et la tension centrifuge exercée par l’aval sur les expéditeurs ne permet pas l’élaboration d’une stratégie commerciale collective. Elle conduit en revanche à des divisions spatiales et sociales au sein du bassin.

Soumis à la double tension centrifuge de la logique d’expédition et centripète des initiatives d’identification territoriale, le bassin n’évolue explicitement dans aucune des deux directions, qui se contrarient l’une l’autre. Cet immobilisme n’est pas paisible, il est au contraire traversé par des affrontements : les producteurs et leurs organisations se mobilisent pour différencier leur production locale et ainsi contre-carrer la logique d’élargissement de l’approvisionnement des expéditeurs. Mais ceux-ci, opérateurs incontournables pour la commercialisation, résistent à ces initiatives qui ne correspondent pas aux exigences imposées par leurs marchés d’expédition. Ainsi, les initiatives d’identification avortent. Elles n’en exercent pas moins des tensions centripètes sur le bassin : les représentations des acteurs évoluent quant à leur métier et à ses liens au territoire, des effets de divisions spatiales et sociales se font sentir autour de la revendication de telle ou telle spécificité territoriale.

Le modèle de production-expédition, soutenu par les organisations syndicales de la Moyenne Vallée du Rhône, apparaît encore dominant. Les acteurs qui le portent refusent toute initiative d’identification territoriale qui risque de le morceler. Ainsi, les démarches locales sont exclues du système : rejetées par les opérateurs de l’expédition et non soutenues par les élus agricoles (cas de l’Eyrieux, de Châteauneuf-sur-Isère, du Bergeron de Haute-Ardèche). Les organisations professionnelles agricoles portent, en revanche, des projets qui permettent d’englober l’ensemble de la production de leurs territoires d’action, sans aucune segmentation (IGP pour la Moyenne Vallée du Rhône, marque « Goutez l’Ardèche », identifiant « Rhône-Alpes »), ce qui répond davantage à une logique syndicale qu’à une stratégie de différenciation.

Notes
240.

Terme exact utilisé lors de l’entretien.