b) Complémentarité entre les qualités valorisées par l’expédition et par la vente directe

On sort du schéma binaire « économie industrielle » ou « économie de la qualité ». Ici les deux logiques s’entrelacent, se combinent, pour assurer une viabilité économique en tirant parti du fonctionnement particulièrement complexe de la filière fruits. La stratégie repose en fait sur un constat simple : la qualité valorisée sur les circuits d’expédition classique n’est pas du tout la même que celle demandée par les consommateurs locaux. Ainsi, chacune des exploitations décrites distingue :

Cette conception duale de la qualité ne s’oppose pas aux caractéristiques de la production fruitière : un arbre, de quelque espèce que ce soit, ne peut pas produire que du gros calibre ; un même fruit peut être récolté plus ou moins ferme. Cela signifie que ces deux stratégies de commercialisation sont également adaptées à l’irréductible variabilité qualitative de la production fruitière. Ainsi, la proportion du volume vendue en direct ne fait pas défaut à l’offre élaborée pour les circuits d’expédition : s’ils sont expédiés, les fruits mûrs sont de toute façon retournés par les clients (« la casse ») et les petits calibres sont difficiles à valoriser. Cela pourrait peut-être expliquer le fait que les coopératives tolèrent les pratiques de vente directe. D’ailleurs, la plupart des coopératives de la Moyenne Vallée du Rhône ont, elles aussi, un petit magasin de vente directe, où elles vendent les « fruits mûrs » et le second choix pour les confitures.

Ainsi, la complémentarité de ces pratiques de commercialisation, à l’échelle de l’exploitation, repose sur l’adéquation de deux caractéristiques inhérentes à la filière fruits : le caractère irréductible et multidimensionnel de la variabilité de la qualité des fruits d’un verger275, et le fait que la qualité valorisée par les circuits d’expédition, notamment les GMS, ne soit pas du tout la même que celle valorisée par les consommateurs locaux. Ceci explique que le producteur qui réalise, une année, 90% de son chiffre d’affaires en vendant en direct 10% de ses volumes n’envisage pas pour autant d’arracher 90% de son verger. Cela explique aussi qu’un autre puisse déclarer faire 25% de son chiffre d’affaires « avec des produits qui sinon iraient à la poubelle, et qui aujourd’hui ne sont même pas produits chez la plupart des producteurs. » Le principal facteur limitant de cette organisation concerne le besoin en temps de travail pour la vente directe : les deux exploitations ayant poussé le plus loin l’élaboration de leur offre pour la vente directe sont aussi celles qui livrent en coopérative, tandis que les autres ont à assurer le conditionnement et l’expédition de leurs fruits. Il n’est pas non plus anodin que les exploitations de ce type présentent 2 UTA familiales. Elles peuvent donc supporter ce surplus de travail, qui serait nettement plus coûteux s’il fallait payer les heures de travail à un salarié.

Des éléments territoriaux peuvent être mobilisés pour différencier l’offre des exploitations, à la fois pour l’expédition et pour la vente locale. L’exploitation située à Châteauneuf-sur-Isère constitue le seul exemple d’une telle différenciation, mais il est remarquablement abouti. Différentes dimensions du lien entre les fruits et cette commune, considérée comme ayant un terroir spécifique, sont mises en avant, à la fois sur sa plaquette commerciale, sur son site Internet, sur son logo mentionnant « Châteauneuf-sur-Isère, capitale de la pêche ». La communication est déclinée selon le slogan « Notre pêche… du terroir à fleur de peau » ou encore « Du terroir à l’assiette ». Cette exploitation, qui a également une activité de gîtes et chambres d’hôtes, met d’abord en avant son activité agricole, se nommant « Domaine arboricole et de tourisme ». Les différents supports de communication insistent sur son ancienneté, « créée au 19 ème siècle », sur son terroir « Au pays de Châteauneuf, le terroir, par excellence de la pêche, se caractérise avec son soleil, ses cailloux et ses sables qui favorisent l’expression qualitative de nos fruits. », et ses espèces de fruits rares. Le site Internet évoque toutes les étapes de la production de fruits, toutes étant présentées comme des éléments attractifs : le verger comme promenade et cadre agréable du gîte, les fruits frais et les produits transformés comme produits à déguster. Cette exploitation montre un exemple où la conception de l’ancrage territorial permet à la fois de qualifier la production et de spécifier et apporter des aménités à l’accueil touristique qui y est proposé.

Enfin, les profils de ces exploitations sont loin du stéréotype véhiculé pendant longtemps sur l’archaïsme de la vente directe. Les producteurs rencontrés sont à l’opposé du cliché des « bricolos », producteurs plutôt âgés ou pluriactifs, incapables d’évoluer et de suivre le progrès, continuant de cultiver comme le faisaient leurs parents des petits vergers dont les fruits sont vendus « dans la nature ». Au contraire, ce sont les mieux formés de l’échantillon, arboriculteurs spécialisés sur des vergers de plus de 30 ha, aussi pointus techniquement (vu leurs certifications) que passionnés par leur métier, et engagés dans diverses responsabilités professionnelles.

On peut également relever le rôle de cette double pratique de commercialisation sur l’évolution des structures d’exploitation. La pratique de la vente directe s’oppose à la spécialisation sur quelques espèces de fruits. Il apparaît en effet que les exploitations pratiquant une part non négligeable de vente directe durant la décennie 1990 se soient beaucoup moins spécialisées que les autres. C’est le cas des deux exemples situés dans le Nord Drôme, dont l’un constate clairement que cette pratique explique qu’il ne se soit pas spécialisé complètement (et non l’inverse). Aujourd’hui, l’effet n’est plus de freiner la spécialisation, mais bien davantage de pousser à la diversification en termes d’espèces, de variété, et de produits transformés (même si la tendance est juste naissante). Sur les cinq exploitations de ce type, les trois ayant une stratégie d’élaboration d’une offre pour la vente directe déclarent avoir diversifié récemment leur gamme.

La logique de valorisation de diverses qualités en multipliant les débouchés de l’exploitation est poussée encore plus loin dans les exploitations du profil-type suivant.

Notes
275.

On peut décliner la variabilité de la qualité des fruits selon les années (conditions climatiques), à l’échelle de l’arbre (position dans l’arbre), à l’échelle d’un fruit (évolution quotidienne).