4. La complémentarité des circuits d’expédition et des circuits régionaux, une ressource à quelles conditions ?

Les stratégies des types 3, 4 et 5 commercialisent à la fois par les circuits d’expédition et par une diversité d’opérateurs d’aval de la filière, à l’échelle régionale. Ces stratégies valorisent ainsi les complémentarités existantes entre les circuits d’expédition et les circuits régionaux, mais demeurent contraintes par les tensions idéologiques et réglementaires qui les opposent.

Si la multiplicité des débouchés présents dans la Moyenne Vallée du Rhône permet d’élaborer autant de stratégies de valorisation qu’il y a d’exploitations différentes, toutes reposent néanmoins sur le même principe : les qualités rémunérées par les circuits d’expédition et ne sont pas les mêmes que celles valorisées par les circuits régionaux. Les premiers nécessitent une offre de volumes homogènes, normés, qui dure toute la saison. Les seconds réclament une gamme de fruits divers, de volumes beaucoup moins importants, les plus frais et les plus mûrs possibles. Au regard de la production d’une exploitation, diversifiée et de qualité variable, ces deux types de circuits constituent en définitive des débouchés complémentaires. C’est cette complémentarité qui fait ressource pour les exploitations, leur permettant d’orienter leurs différents lots de fruits vers les débouchés offrant la meilleure valorisation.

L’enjeu pour les producteurs est donc de s’organiser pour proposer aux opérateurs du marché régional une qualité différente de celle que l’on trouve sur les circuits d’expédition. Cette différenciation est permise par la proximité géographique entre les exploitations et ces opérateurs. Pour la vente aux détaillants ou aux transformateurs régionaux, la proximité permet de proposer des fruits plus mûrs, plus frais, et surtout un service de livraison réactif (Figure 25). Pour la vente directe aux consommateurs, la proximité recouvre en outre une dimension relationnelle importante, de confiance. Ainsi, sur le marché régional, ces modes de distinction ne font presque pas appel aux ressources différenciatives pour qualifier la production. L’ancrage territorial est donc ici réel bien qu’invisible, puisque de nature organisationnelle.

Figure 25: Vente aux opérateurs d’aval régionaux : ancrage organisationnel fondé sur la proximité de débouchés complémentaires

Réalisation C. Praly

Néanmoins, des limites demeurent quant à la complémentarité idéologique et réglementaire des circuits d’expédition et des circuits régionaux. Le bassin de production-expédition ayant été structuré et institutionnalisé selon une logique de regroupement des volumes par les OP, la combinaison de plusieurs débouchés par les exploitations n’est pas toujours bien acceptée par les représentants de ce modèle. En particulier, la règle d’apport total du système coopératif, ainsi que certaines conventions liant des expéditeurs privés à des OP fédératives, exigent une livraison de la totalité des volumes des exploitations.

Certaines exploitations passent outre ces impératifs réglementaires afin de pouvoir mieux valoriser une partie de leur production. Elles se trouvent en situation d’ « équilibre instable » entre la logique de structuration de l’expédition du bassin et celle de valorisation de la proximité des débouchés (Figure 26). Il y a « équilibre » en ce qui concerne la logique productive et économique, puisqu’il y a complémentarité entre les qualités vendues pour l’expédition et celles vendues pour les consommateurs locaux. Mais cet équilibre est « instable » parce qu’il y a opposition entre la volonté d’organisation et d’homogénéisation portée par le système d’encadrement du bassin de production et la stratégie individuelle et de différenciation développée par les exploitations pour le marché régional (vente directe, livraison aux détaillants).

Figure 26: « équilibre instable » entre circuits d'expédition et circuits régionaux

Réalisation C. Praly

Le cadre de la « tolérance » accordée par les coopératives pour que les exploitations puissent valoriser les fruits qui, sinon, auraient été trop mûrs pour l’expédition, est ici largement dépassé. Il s’agit désormais pour les exploitations d’un enjeu de maintien du revenu : l’adaptation des pratiques pour l’élaboration d’une offre différenciée et spécifique de la demande du marché régional en témoigne. Mais la situation informelle entretenue par la réglementation de la coopération rend difficile d’évaluer les volumes commercialisés « en dehors » des coopératives. Il est encore plus délicat d’estimer si ces volumes font réellement défaut aux opérateurs de l’expédition puisque ces volumes sont minimes en comparaison de ceux livrés en gros, et que leur qualité ne correspond pas aux meilleurs standards commerciaux. Quelles sont les pertes réelles pour les stations ? Sur ce point précis, nous avons interrogé deux directeurs de coopératives concernées par la vente « en dehors »290. Leurs réponses sont contradictoires. Le premier affirme que cette question ne se pose pas pour sa structure. Selon lui, les producteurs n’ont pas besoin de passer du temps à vendre hors de la coopérative car les prix pratiqués leur suffisent. S’il y a « des fuites », elles sont minimes, ne concernent que des « petits producteurs » et ne menacent en rien l’approvisionnement de la coopérative. En revanche, le second directeur reconnaît, sinon la croissance des pratiques de vente en dehors de la coopérative, du moins l’attrait qu’elles représentent actuellement pour ses adhérents. Il déclare que si aujourd’hui, ces ventes en dehors ne pèsent guère sur le fonctionnement de sa structure, elles ne représentent pas moins un souci face à l’enjeu de maintien des volumes traités par la station. Il concède ne pas savoir quelle meilleure solution commerciale proposer à ses coopérateurs.

Ces deux postures opposées témoignent de la difficulté, pour les dirigeants, de trouver des réponses à la situation actuelle. Les coopératives ne peuvent pas prendre le risque de perdre leurs apporteurs, surtout lorsqu’ils sont parmi les plus gros. Elles ne prennent donc pas de sanction contre ceux qui s’arrangent avec la « tolérance » à l’apport total. En conséquence, c’est le statut quo qui est adopté : les pratiques « en dehors » sont tolérées, mais officiellement ignorées. Le contexte d’informel et d’interdit limite ainsi leur développement, d’abord sur un plan moral : non seulement les producteurs eux-mêmes se sentent mal à l’aise, mais il n’est pas rare que des délations interviennent de la part d’autres coopérateurs. Ensuite, sur un plan administratif, cela empêche toute formalisation de projet de développement de la vente directe pour une exploitation : accès aux projets collectifs, aux aides financières des collectivités territoriales ainsi qu’au soutien des OPA.

Pour conclure la présentation de la typologie, un tableau de synthèse des cinq profil-types de stratégie de valorisation des exploitations est proposé, rappelant leurs principaux déterminants (Tableau 28).

Tableau 28: Les 5 profil-types des stratégies de valorisation des exploitations
Profils types
Carac
-téristiques
Délégation totale de la mise en marché (5) Expédition nationale/export (4) Expédition et VD en complément (5) Expédition et vente aux intermédiaires régionaux(6) VD dominante, expédition en complément(5)
L’exploitation agricole Installation avant 1993.
Verger moyen à grand (10 à + 30 ha).
Peu de MO familiale (1 UTA).
Verger grand à très grand.
Sociétés familiales de production-expédition
MO familiale importante : 3 à 5 associés.
Grande taille de verger (+30 ha).
EA à 2 UTA familiales
Formation pointue des producteurs.
Installation avant 1992
Tailles et productions très disparates.
Installation après 1987.
Parcours du producteur moins linéaire.
Verger petit à moyen (< 13 ha).
Peu de MO, bcp familiale.
Stratégie de production 2 cas :
- En coop : production de volumes de qualité normée (FQC, EurepGap).
- Pour expéditeur : spécialisation sur une espèce de qualité haut de gamme adaptée au terroir (poire, Bergeron).
2 cas :
- Production de volumes, diminution charges et étalement saison par délocalisation.
- Différenciation par SIQO (AB/LR) ou par terroir, rendements moyens.
Pour expédition de masse : production de volumes de qualité normée (PFI, FQC, EurepGap).
Pour la VD, 2 stratégies :
- « écarts de tri » : vente des fruits mûrs et catégories II.
- Elaboration d’une offre spécifique : récolte à maturité, gamme.
Elaboration d’une offre de qualité construite sur :
- Le goût : variété et récolte à maturité.
- La fraîcheur (délais de livraison courts).
- Certification AB pour accès aux IAA et certains détaillants.
Elaboration d’une gamme diversifiée et étalée sur la saison.
Importance de la maturité et de la fraîcheur.
Stratégie de transformation (jus, confitures, etc.).
Pas de certification.
Stratégie commerciale Division des tâches entre la production et la 1ère mise en marché dans une même stratégie de qualité.
Interdépendance forte entre les deux opérateurs.
2 manières d’amortir les charges commerciales :
- Création d’une SARL et rachat de production pour augmenter les volumes.
- Adhésion à une union commerciale pour élargir les débouchés.
Une part du travail commercial est déléguée (à la coop, à un bureau de vente).
La MO familiale peut s’occuper de la VD.
Communication aux conso sur l’origine du « producteur ».
Orientations entre les voies de commercialisation selon : organisation du travail ; espèces ; qualités.
Apport d’un service : livraison, réactivité, conditionnement.
VD : mise en avant « du producteur », de la maturité, de faibles traitements.
Relation de confiance du client.
Surplus : vendus en gros grâce à la souplesse des circuits locaux (marché de production, expéditeurs…).
Construction du résultat économique Au verger : le producteur se consacre à la maitrise technico-économique. Marge de la 1ère mise en marché maintenue par adéquation entre stratégie de mutualisation des charges commerciales pour une qualité donnée. Valorisation de la variabilité de la qualité des fruits par la complémentarité des 2 circuits : qualité commerciale vs qualité consommateurs. Stratégie qualité commerciale + goût + service permise par une échelle de livraison régionale.
Temps de travail assuré par le producteur.
Tout est valorisé : par la diversité des lieux de vente, la transformation, les circuits de gros.
Absorption de la charge de travail par une MO familiale spécialiste.
Caractéristiques structurantes Faible besoin de MO.
Liens forts avec le metteur en marché.
Objectif de performance du verger : volumes ou qualité spécifique.
Sociétés à capitaux importants, Grands vergers.
Rôle crucial du regroupement de volumes sous une même organisation commerciale.
Faible implication dans la commercialisation de masse.
MOfamiliale dispo pour VD.
Faible investissement pour VD.
Fort investissement commercial.
Qualité haut de gamme à la fois commerciale et pour le consommateur.
EA petites et très diversifiées (fruits & leg).
MO familiale disponible.
Qualité gustative pour fidéliser les clients.
Besoin de circuits « trop plein » adaptés à leur offre de surplus (marché de prod).

En réponse à la nouvelle situation économique, les exploitations fruitières de la Moyenne Vallée du Rhône se saisissent des opportunités locales pour mieux valoriser leurs produits. Ces opportunités sont essentiellement des ressources organisationnelles offertes par la proximité entre la production et les différents opérateurs d’aval du bassin, qui donnent accès à des marchés valorisant diverses qualités de fruits. Les ressources organisationnelles peuvent être combinées avec des ressources différenciatives pour qualifier la production. Leur nature précise dépend de l’échelle du circuit de distribution visé par le producteur.

Cela se traduit par l’élaboration de véritables stratégies de valorisation à l’échelle des exploitations, qui mettent en cohérence des pratiques de production et de commercialisation. Cinq profil-types de stratégie ont pu être identifiés et décrits, selon la manière dont l’équilibre économique est atteint.

Notes
290.

Nous avons rencontré plusieurs coopérateurs membres de celles-ci et pratiquant des ventes sur le marché régional, dans des proportions certes minimes en termes de volumes, mais essentielles en termes de chiffre d’affaires pour leurs exploitations.