2. Recherche de valeur ajoutée et désengagement du modèle d’expédition

Au-delà des chiffres, il s’agit de comprendre comment s’effectue l’évolution, quelles pratiques succèdent aux autres. Aussi, la représentation schématique proposée (Figure 27. 28 et 29) permet de visualiser les parcours des exploitations entre le début des années 1980 et 2006. Chaque exploitation fruitière est repérée par un numéro et par une couleur. Sur le plan visuel, les parcours d’exploitations qui « montent » dans la grille représentent donc l’évolution des pratiques vers, d’une part, l’internalisation de la marge commerciale sur l’exploitation, et d’autre part, des formes de commercialisation plus diversifiées et d’échelle plus régionale. Un schéma de ce type représentant les 25 exploitations enquêtées aurait été illisible, nous les avons donc réalisés par sous espace (l’Eyrieux et le Sud Drôme, relativement semblables, ont été regroupés), ce qui permet en outre de révéler des évolutions nuancées selon les sous espaces.

Dans les trois sous-espaces, les pratiques dominantes au début des années 1980 relèvent de la délégation totale de la mise en marché, et, dans le cas du Sud-Drôme et Eyrieux, de l’expédition depuis l’exploitation.

Dans ce premier sous-espace (Figure 27), la logique qui se dégage de l’évolution est la reprise de la maîtrise de la commercialisation par les exploitations. En effet, sur la période observée il y a abandon des pratiques de délégation de la première mise en marché (de 5 citations il n’en reste plus qu’1) et consolidation des pratiques où l’exploitation maîtrise la commercialisation (de 8 citations à 22). Toutes les exploitations qui assuraient déjà la première mise en marché (livraison conditionnée à un grossiste, expédition nationale et régionale) ont continué à le faire, et la moitié d’entre elles ont, en outre, développé une commercialisation au détail à la ferme ou en créant un magasin. Notons par ailleurs que les deux exploitations qui travaillaient directement avec un grossiste n’ont pas du tout modifié leurs pratiques de commercialisation.

Le Nord-Drôme est le sous-espace où la diversification des pratiques de commercialisation est la plus importante. On passe de 14 pratiques de commercialisation différentes dans le début des années 1980, à 29 en 2006 (Figure 28). Cela représente en moyenne presque trois pratiques par exploitation. A l’instar de l’évolution observée dans le Sud Drôme, il y a une nette consolidation des stratégies de maîtrise de la commercialisation (de 6 citations à 22), ainsi qu’un développement, pour ne pas dire une « explosion », des formes de commercialisation à échelle régionale (de 2 citations à 15). En revanche, dans ce sous espace, les stratégies de délégation de la première mise en marché ne diminuent que très faiblement (de 8 citations à 7). Ainsi, la diversification des formes de commercialisation se traduit au sein des exploitations par le déploiement de nouvelles pratiques, développées en plus de celles existantes. Il n’y a pas eu création de magasin privé, contrairement à ce qui est observé dans le Sud Drôme. Cela peut être lié au fait que la majorité de ces nouvelles pratiques soit des « ajouts » sur des exploitations qui sont déjà engagées soit dans une coopérative, soit avec un expéditeur privé (dans le cadre d’une OP). Ces exploitations se trouvent d’ailleurs aujourd’hui dans une situation « limite » vis-à-vis de la règle d’apport total aux coopératives294.

Figure 27: Evolution des stratégies de commercialisation des exploitations de l’Eyrieux et du Sud Drôme (10 EA)
Figure 28: Evolution des stratégies de commercialisation des exploitations du Nord Drôme (10 EA)
Figure 29: Evolution des stratégies de commercialisation des exploitations du Nord Ardèche (5 EA)

L’évolution dans le Nord-Ardèche apparaît plus timide295, la diversification des formes de commercialisation semble moins flagrante (Figure 29). Elle est le fait de seulement deux exploitations qui déléguaient complètement la première mise en marché, et qui, aujourd’hui, ont maintenu ces débouchés tout en y ajoutant d’autres pratiques permettant de récupérer plus de marge sur l’exploitation.

Trois éléments peuvent être avancés pour expliquer cette diversification plus faible. D’abord, la situation topographique de ce sous espace rend les déplacements beaucoup plus longs et coûteux pour les producteurs pour rejoindre la vallée du Rhône, où se situent la plupart des lieux de commercialisation. Ensuite, la circulation touristique est moins importante que dans la vallée, ce qui n’encourage pas le développement de la vente directe sur le bord de route ou à la ferme (sauf le long de la N86). Enfin, l’importance de la diversification des productions sur les exploitations, notamment le système fruits/élevage, ne laisse que peu de temps au producteur pour s’investir dans la vente. Le fait que les deux exploitations qui ont diversifié leurs formes de commercialisation soient spécialisées en fruits (dont une a justement arrêté l’activité d’élevage au début des années 1990) corrobore cette explication.

L’analyse des parcours d’exploitation montre que la multiplication des pratiques de commercialisation se construit essentiellement sur un mode additionnel. Des pratiques nouvelles, visant l’internalisation des marges commerciales et ou la vente par les circuits régionaux, sont ajoutées aux débouchés « traditionnels », c’est-à-dire ceux relevant de l’expédition.

Plus que de la complémentation, il y a désengagement, voire abandon des pratiques de commercialisation liées au modèle d’expédition. La coopération et l’apport à un expéditeur privé sont les pratiques qui diminuent le plus, avec respectivement, passage de 9 à 7 exploitations concernées et de 8 à 5 exploitations concernées entre le début des années 1980 et 2006.

Plus précisément, le développement de pratiques de commercialisation par les circuits régionaux est le fait de :

Ces chiffres traduisent un mouvement de « retrait » de la part des producteurs vis-à-vis du modèle d’expédition hérité. Ils souhaitent aujourd’hui maîtriser la commercialisation de leurs produits. S’ils ne quittent pas les structures d’expédition existantes qui permettent d’écouler la plus grande partie de leurs volumes, ils y ajoutent d’autres pratiques de commercialisation, inscrites dans les circuits de distribution régionaux (ventes aux intermédiaires régionaux, vente directe aux consommateurs). Elles participent ainsi à une relocalisation de la commercialisation des fruits de la Moyenne Vallée du Rhône. Si ces pratiques de commercialisation sont minoritaires en termes de volumes, il convient d’analyser leur apport en termes de résultat économique pour l’exploitation.

Notes
294.

Légalement, tout adhérent d’une coopérative est tenu d’apporter la totalité de sa production à celle-ci. En retour, la coopérative accepte la totalité des volumes livrés. Dans le bassin fruitier de la Moyenne Vallée du Rhône, il est d’usage de dire qu’une « tolérance » est accordée aux producteurs qui vendent un peu à la ferme en direct. L’idée est qu’ils puissent ainsi valoriser les fruits les plus mûrs, mais les volumes concernés doivent rester minimes. Cette « tolérance » n’est pas formalisée dans les statuts des coopératives, personne n’est capable de dire quels volumes ne doivent pas être dépassés.

295.

Le sous-espace du Nord Ardèche ne compte que cinq exploitations enquêtées, ce qui rend la comparaison avec les deux autres sous espaces plus délicate.