b) Autres attributs du territoire pour différencier l’offre et renforcer son attractivité

Pour se différencier des autres ou renforcer leur attractivité, les producteurs pratiquant la vente directe mettent en avant d’autres attributs territoriaux. Les ressources mobilisées pour différencier l’offre font référence aux dimensions historiques, paysagères, et patrimoniales de l’arboriculture. Ainsi, la référence à l’ancienneté de la production fruitière se retrouve dans certains petits magasins de producteur par l’affichage de vieilles photos prises dans les vergers, en noir et blanc, exposées telle une garantie d’un savoir-faire ancien et de fruits au bon goût d’antan. La limite est ténue entre la recherche d’ancrage historique et la mise en patrimoine de ces vieilles photos, parfois assorties d’accessoires anciens comme les mussy323 ou de vieux outils. La patrimonialisation de l’offre de fruits passe également par la participation de quelques producteurs à des évènements « agriculturels », comme des marchés de terroir, des foires de produits locaux et artisanaux organisées en été dans les lieux touristiques de la Drôme et de l’Ardèche. La mobilisation de l’image d’un patrimoine local emblématique, comme la Tour de Crest ou des villages perchés, participe également de la dynamique de patrimonialisation de l’offre de fruits locaux. Enfin, deux exploitations différencient leurs offres grâce à des variétés locales. L’une met en avant une gamme de pêches sanguines et pêches de vigne. L’autre a replanté six variétés de pêches qui étaient cultivées avant la Seconde Guerre mondiale324. Ce cas de plantation de variétés anciennes pour la commercialisation semble être pionnier en Moyenne Vallée du Rhône325. Il a fait l’objet d’un article dans le Dauphiné Libéré lors de la première récolte en 2005, ce qui montre bien la signification locale de l’évènement. Ainsi, les dimensions historiques et patrimoniales de l’arboriculture fruitière constituent des ressources nouvellement mobilisées pour ajouter une valeur cognitive à l’offre de fruits. De manière le plus souvent inconsciente, parfois davantage dans une démarche de communication et d’attractivité réfléchie, cela témoigne d’un début de patrimonialisation des fruits. Les pêches surtout, mais également les abricots et les cerises, deviennent des produits anciens, ancrés dans l’histoire locale, dont l’ancienneté des savoir-faire garantit une saveur particulière.

Pour renforcer l’attractivité de cette offre et pour faire venir les acheteurs sur les lieux de vente, des synergies sont construites ave le tourisme et les autres productions locales. Les flux de touristes qui s’arrêtent ou traversent seulement la Moyenne Vallée du Rhône sont captés par certains producteurs, soit de manière passive grâce à la localisation de leurs points de vente au bord des principaux axes de passage, soit par le déplacement du producteur sur les lieux touristiques ou lors de manifestations importantes (comme lors de l’Ardéchoise, course cycliste qui draine des milliers de personnes). Un seul producteur travaille avec les offices du tourisme locaux, ce qui est à relier à une activité d’hébergement sur l’exploitation.

Ensuite, l’insertion des fruits dans une offre rassemblant toute une gamme de produits locaux est une stratégie développée selon plusieurs configurations. Il peut y avoir élaboration effective de la gamme vendue sur place. C’est le cas des magasins de producteur qui fonctionnent soit par un système de dépôt-vente, soit par l’achat-revente de produits venant d’autres exploitations. L’enjeu est de proposer à la fois des fruits et légumes frais, mais également des fromages, des charcuteries, des boissons et vins, et les principaux produits emblématiques de la région (plantes aromatiques dans la Drôme, fromages de chèvres, produits de la châtaigne en Ardèche). Les produits sont choisis par le producteur, ce qui le conduit à prospecter un peu au hasard et par interconnaissances auprès des autres producteurs locaux. Au lieu de regrouper l’offre sur le lieu de vente, la gamme multi-produits peut également être construite virtuellement, par l’insertion de l’exploitation dans un réseau de producteurs de tous produits. Cette mise en réseau peut être ponctuelle, par la participation à des évènements comme « De Ferme en Ferme »326 ou des marchés de producteurs et d’artisans. Elle peut aussi être plus pérenne et formalisée, par la participation à des réseaux institutionnalisés de vente directe. C’est le cas du réseau « Bienvenue à la Ferme », auquel adhèrent deux exploitations de notre échantillon. Pour les producteurs, ce label apporte un triple avantage : d’abord il garantit une qualité collective et une origine fermière des produits ; ensuite il permet d’intégrer la production fruitière dans une gamme élargie plus attractive ; enfin, il offre une mutualisation des moyens de communication. Néanmoins, l’absence de contrôle du respect de la charte fait qu’il peut y avoir des pratiques de revente, ce qui risque de décrédibiliser l’ensemble du réseau. Parallèlement au réseau « Bienvenue à la Ferme », piloté par les Chambres d’agriculture et d’envergure nationale, d’autres réseaux locaux existent, comme l’association des « Fermiers Artisans de l’Ay au Doux ». Celle-ci rassemble des producteurs fermiers et des artisans situés en Ardèche entre la vallée de l’Ay et celle du Doux. L’objet est de former une gamme de produits qui sont valorisés lors de marchés dits des « Fermiers Artisans de l’Ay au Doux ». Si « Bienvenue à la Ferme » est ouvert à tout producteur satisfaisant la charte, l’association des « Fermiers Artisans » ne compte qu’un seul producteur pour chaque type de produit, afin d’interdire la concurrence interne au réseau.

On a donc deux formes d’organisation très différentes. La première relève plutôt d’une construction institutionnelle souple, l’objectif étant de rassembler le plus de producteurs possibles et d’être visible à l’échelle nationale, il n’y a pas de lien particulier avec la Moyenne Vallée du Rhône. La seconde constitue une initiative portée par un groupe d’acteurs locaux, identifiés à un territoire particulier qui délimite l’ampleur de leur action. Le fonctionnement type club, avec restriction à l’entrée, permet de maintenir une rente pour les producteurs et artisans membres de l’association.

La recherche d’autres produits locaux pour compléter la gamme de fruits ainsi que les quelques liens avec les réseaux touristiques contribuent à l’ouverture des réseaux territoriaux des arboriculteurs. Les liens entre secteurs de production agricole et non agricole sont renforcés, les arboriculteurs rencontrent ainsi davantage les producteurs de fromages, de charcuteries, de miel, de légumes, etc.

Les ressources mobilisées pour différencier l’offre de fruits en vente directe sont principalement des références implicites à une provenance « locale », dont le « producteur » est le meilleur gage de qualité et de confiance. Si la présence d’un haut lieu ou d’un patrimoine symbolique peut parfois incarner ce « local », il n’est généralement pas nommé, sauf si le lien entre producteur, lieu de production et consommateur est distendu (vente à l’extérieur du bassin, vente à des revendeurs). Par ailleurs, les dimensions historiques, paysagères et patrimoniales de l’arboriculture sont parfois revendiquées pour apporter une valeur symbolique supplémentaire aux fruits. Le tourisme et les autres productions locales sont également des ressources territoriales utilisées pour renforcer l’attractivité de l’offre pour les consommateurs.

Parmi l’ensemble des pratiques de commercialisation analysées, c’est ainsi la vente directe qui mobilise le plus grand nombre et la plus grande diversité de ressources différenciatives liées au territoire. S’il n’y a pas de répartition des types de ressources mobilisées en fonction des formes de vente directe, ce sont toutefois les ventes sédentaires (à la ferme, au bord de la route, dans un magasin individuel) qui en présente la plus grande diversité. C’est certainement lié au fait que ces structures offrent un support de communication relativement pérenne, plus facile à aménager pour le producteur qu’un stand sur un marché forain.

Ainsi, la vente directe aux consommateurs est une pratique qui modifie la nature des rapports au territoire de l’exploitation. D’une part, elle s’émancipe du bassin de production-expédition, en quittant les organisations commerciales astreignantes pour n’avoir recours qu’à ses formes les plus libres et flexibles comme les marchés de production. D’autre part, elle s’ancre dans une temporalité, dans une culture, dans un territoire fait d’autres productions et d’autres activités économiques comme le tourisme. Ce territoire est le « pays », l’espace identitaire, celui que l’on peut nommer et qui présente d’autres productions emblématiques, ou encore le territoire administratif lorsqu’il s’agit de travailler avec les institutions touristiques locales. La recherche d’attributs de différenciation ainsi que les échanges avec les consommateurs conduisent donc les producteurs à changer leur regard sur l’espace et les paysages qui les entourent et à s’interroger sur la place de l’arboriculture dans ceux-ci (Praly, 2007). Ainsi, la vente directe contribue non seulement à relocaliser la distribution des fruits dans la Moyenne Vallée du Rhône, mais amorce également une territorialisation des producteurs et des exploitations. Ce mouvement demeure émergent.

Notes
323.

Petite cagette de récolte et de transport des pêches utilisée jusqu’à la normalisation de 1962.

324.

Le producteur affirme en avoir eu l’idée suite aux nombreuses demandes et réflexions des consommateurs locaux, qui évoquent toujours le bon goût des pêches de leur enfance. Lui également, fils et petit-fils d’arboriculteur, avait envie de retrouver les pêches de ses grands-parents.

325.

Du moins c’était le cas au moment de la fin de nos enquêtes systématiques, fin 2006. Depuis, l’idée a peut-être fait des émules, ou d’autres ont eu la même. Nous avons eu connaissance d’un cas de plantation de quelques pêchers de variétés anciennes destinées à la vente directe à Bougé-Chambalud, lors de nos enquêtes menées en 2007.

326.

Evènement organisé par les CIVAM départementaux. Un week-end par an, les producteurs qui le souhaitent ouvrent leur exploitation au public, proposent des visites, des dégustations, parfois des ventes sur place. Cet évènement, qui se déroule durant le mois d’avril, rencontre un très grand succès dans la Drôme et dans l’Ardèche, avec la participation de plusieurs dizaines d’exploitations et de plusieurs milliers de visiteurs.