b) Vente directe et organisation collective ?

La vente directe demeure une pratique individuelle, développée en marge des organisations du système d’expédition. Si le besoin de mutualiser les moyens de la vente est exprimé, les producteurs sont peu disposés à s’impliquer dans des organisations collectives lourdes.

En effet, sur l’ensemble des 31 exploitations interrogées à ce sujet, une seule est membre d’un point de vente collectif (Bougé-Chambalud) et sept adhèrent à un réseau formel de promotion de la vente directe. Parmi celles-ci, deux participent à un site Internet collectif327, trois à l’évènement « de Ferme en Ferme » et quatre adhèrent au réseau « Bienvenue à la Ferme ». Le peu d’implication des arboriculteurs dans ces réseaux, pourtant souples, s’explique par trois principales raisons. D’abord, ces réseaux sont relativement récents328, et la plupart des producteurs qui ont développé leur vente directe antérieurement estiment ne pas en avoir besoin aujourd’hui, d’autant qu’ils sont attachés à leur indépendance et craignent également de nouvelles contraintes. Ensuite, beaucoup de producteurs ne leur accordent que peu d’intérêt commercial et ne préfèrent pas payer une quelconque adhésion. Enfin, et c’est la raison la plus souvent énoncée, beaucoup déclarent ne pas avoir pris le temps de se renseigner sur le fonctionnement et un éventuel intérêt de ces outils.

Par ailleurs, plusieurs producteurs enquêtés évoquent des projets d’organisation collective visant à améliorer les conditions de vente329: ouverture d’un magasin de produits régionaux en partenariat avec la commune de Bougé-Chambalud ; participation à des marchés de producteurs ; création d’un PVC près de Bourg-les-Valence. Les idées sont nombreuses et diverses, adaptées aux situations de chacun. Ainsi, une productrice souhaite créer un petit réseau avec des producteurs voisins vendant des produits différents des siens. Son objectif est d’organiser avec eux des dépôts-ventes ou des tournées de livraisons groupées. Dans ces projets, la question du collectif « choisi » par les producteurs est primordiale. Ils préfèrent construire leurs propres partenariats locaux plutôt que d’adhérer à un projet préexistant dont les objectifs ne leur conviennent pas. Les réseaux nationaux comme « Bienvenue à la Ferme » leur apparaissent un peu impersonnels et désincarnés. Les affinités entre personnes, le partage d’une même finalité et de la même conception de la qualité des produits apparaissent fondamentales dans la construction de ces « micro collectifs choisis ».

Parmi les autres producteurs interrogés, neuf déclarent connaître les autres producteurs pratiquant la vente directe, alors que les neuf autres se positionnent davantage dans une relation d’indifférence ou de concurrence. Dans le premier cas, si les relations entre producteurs sont cordiales, voire de solidarité pour des échanges ou livraison de marchandise en cas de besoin, ils souhaitent toutefois travailler individuellement. Différentes raisons sont évoquées : le manque de temps pour s’impliquer dans une réflexion collective, la peur de perdre leur indépendance. Dans le second cas, les relations sont plus tendues, voire absentes. L’ambiance concurrentielle est palpable. Malgré la proximité géographique entre les stands et les magasins de vente, de nombreux producteurs enquêtés ne connaissent pas les prix appliqués par leurs voisins. Si la majorité d’entre eux adopte une position détachée et indifférente330, quelques uns expriment clairement la logique concurrentielle dans laquelle ils se situent. Ils évoquent par exemple comment ils peuvent attirer les clients du voisin en plaçant quelques panneaux annonceurs de prix d’appels. Ainsi, la pression du marché concurrentiel se retrouve également sur celui de la vente directe, mais dans une moindre mesure que sur le marché de gros.

Si les pratiques de vente directe aux consommateurs, que ce soit aux habitants et aux gens de passage, ne sont pas nouvelles en Moyenne Vallée du Rhône, la mobilisation de ressources différenciatives liées au territoire constitue, en revanche, une tendance beaucoup plus récente et en augmentation. Certes, il n’y a pas identification d’une origine clairement délimitée, nommée. Cela peut revenir au fait qu’il est difficile de donner un nom à l’espace de la Moyenne Vallée du Rhône, ou encore, il peut paraître inutile de préciser une provenance lorsque l’on vend sur le lieu de production. Pour répondre à la demande locale, l’enjeu est bien plus aujourd’hui de montrer le lien au producteur que de garantir la provenance des fruits.

Mais ce n’est pas parce qu’on ne le nomme pas que le lien au territoire est absent de la valorisation. Il est, au contraire, de plus en plus revendiqué, non seulement à travers sa dimension historique et patrimoniale, mais également construit et renforcé par les synergies établies, plus ou moins formalisées, avec le secteur touristique et les autres produits locaux. En cela, ces stratégies de valorisation sont territoriales, mais elles sont encore minoritaires et individuelles. En effet, si elles ne concernent que quelques exploitations, elles témoignent toutefois d’une prise de conscience des producteurs, d’un début de changement de statut des fruits dans la Moyenne Vallée du Rhône, vers une patrimonialisation.

C’est donc en pratiquant la vente directe, d’abord par logique économique, que peu à peu il y a construction d’une offre spécifique correspondant aux attentes du marché local, et que les représentations et les réseaux des producteurs évoluent pour spécifier davantage encore cette offre en lien avec le territoire. La pratique de la vente directe amorce une territorialisation de l’arboriculture, au niveau de l’exploitation : les producteurs se représentent l’arboriculture dans ses liens au territoire et développent des réseaux avec les autres productions locales ; la qualité des fruits est spécifique, définie par les échanges répétés avec les consommateurs locaux.

On constate une évolution des pratiques de commercialisation dans la Moyenne Vallée du Rhône, comme réponse à la crise structurelle. Elle passe par le développement de nouvelles pratiques, qui s’ajoutent à celles héritées du modèle d’expédition, voire même les remplacent. Ces pratiques concernent essentiellement les ventes aux intermédiaires du marché régional et la vente directe. Leur avantage ne se limite pas à la récupération des marges de première et seconde mise en marché par les exploitations. Comparées aux circuits d’expédition, elles permettent une meilleure valorisation de la diversité des qualités produites par les exploitations grâce à la combinaison de différents débouchés, ainsi que la valorisation des qualités spécifiques des fruits, la fraîcheur, la maturité et le goût. C’est donc la gamme de ces débouchés, pris dans leur ensemble, qui constitue un véritable atout pour les producteurs.

S’il existe peu d’informations statistiques concernant les volumes commercialisés par ces circuits et les prix qui y sont pratiqués, ce chapitre montre l’importance de leur existence, de leur diversité, et des avantages qu’ils recouvrent pour les exploitations fruitière en termes de revenu et de satisfaction personnelle des producteurs. En bref, ces circuits contribuent à la viabilité des exploitations.

Ces pratiques de commercialisation émergent en dehors du système d’expédition et influencent le bassin de production. Les ventes sur les circuits régionaux dessinent une relocalisation de la distribution des fruits à une échelle qui concerne le grand sud-est de la France. Les ventes directes contribuent à la relocalisation de la distribution, mais concernent des quantités moins importantes. Elles amorcent également un mouvement de territorialisation des exploitations concernées, et de patrimonialisation du fruit.

Ces différentes pratiques de commercialisation ont en commun de viser un marché local et régional, servi soit directement par les producteurs, soit par des opérateurs intermédiaires situés à proximité des producteurs. Cet ensemble, que nous appelons « circuits de proximité », mérite d’être analysé davantage.

Notes
327.

Le site producteursducoin.com, créé durant l’hiver 2007/08, rassemble des producteurs de la région valentinoise qui proposent leurs produits en ligne. Les consommateurs passent commande sur le site, et une livraison hebdomadaire est organisée chez l’un des producteurs adhérant au site, à Châteauneuf-sur-Isère.

328.

L’évènement « De Ferme en Ferme » a été initié en 1993 par des agriculteurs de la Drôme des Collines. La marque « Bienvenue à la Ferme » existe depuis 1988, déposée par l’APCA.

329.

Au moment de nos enquêtes, ces projets étaient seulement au stade de la réflexion. En 2009, le producteur qui le souhaitait participe à des marchés de producteurs, le PVC de Bourg-les-Valence a été ouvert.

330.

Cette citation illustre bien le type de réponse des producteurs enquêtés : « je ne m’occupe pas de la vie des autres », producteur vendant en direct, enquête de 2007.