b) La connaissance des terroirs et des producteurs, une ressource sous le sceau du secret professionnel

Exerçant ce métier depuis 20 ans, ce grossiste connaît les « bons » producteurs. Les liens se sont créés par le bouche à oreille, sur les marchés de production et entre producteurs : « Ici c’est petit, tout se sait. Tous les meilleurs producteurs sur le marché de Pont-de-l’Isère, on les connaît »340. Aujourd’hui il n’a plus besoin d’aller au marché de Pont-de-l’Isère, ses apporteurs sont fidélisés et viennent livrer directement dans son entrepôt, et il n’y a pas beaucoup de renouvellement. Contrairement aux apports aux coopératives, ou aux expéditeurs conventionnés, ici c’est le grossiste qui passe commande aux producteurs, presque au jour le jour. Il demande une quantité et une qualité données, ils s’entendent sur le prix, le producteur livre et laisse sa facture. Le grossiste n’achète pas toute la production de ses fournisseurs, seulement ce qui correspond à ses besoins, en fonction du marché. Il n’y a aucun autre engagement ni formalisation de la transaction. Les producteurs reviennent parce qu’il leur propose des prix plus élevés que le marché standard341. L’importante interconnaissance locale au sein de la profession participe aussi de la relation de confiance instaurée entre le grossiste et ses apporteurs : le premier ne peut pas se permettre de ne pas être sérieux avec l’un d’eux, en payant mal ou en arguant d’un problème de qualité alors que c’est faux. Il affirme par exemple que si cela arrivait « en deux jours tous les producteurs de la vallée seraient au courant et je n’aurais plus d’approvisionnement ! »342.

Le grossiste connaît également parfaitement les différents terroirs fruitiers. Il est capable de différencier les qualités esthétiques, de calibre et gustatives des fruits en fonction de leur origine : « Les plus beaux fruits, question petits fruits rouges, c’est la Loire ; ils sont au top. Les beaux abricots, c’est l’Ardèche, sur le plateau. Et les plus belles cerises, c’est le Ventoux et l’Ardèche, mais les meilleures, c’est l’Ardèche. Parce qu’au Ventoux ils font du très gros calibre et il y a trop d’eau, alors au début elles sont bonnes, mais après elles ont trop le goût de l’eau »343. C’est sur cette connaissance qu’il construit la spécificité de son offre et donc sa marge commerciale.

Une part de la plus-value ainsi gagnée est répercutée aux producteurs, à travers les prix d’achat plus élevés auxquels ils peuvent prétendre. Un producteur témoigne de la position favorable dont il dispose dans la négociation des prix avec ces grossistes : « Les expéditeurs 344 ils sont tous amoureux de leurs produits, et quand ils sont sur un marché par exemple et qu’ils voient une caisse de fruits qui les intéressent, ils passent à côté, ils enlèvent l’étiquette. Puis après ils appellent, « voilà, on a vu vos produits, machin…est-ce qu’on pourrait en avoir ». C’est justement un atout ça : quand tu coures pas après les clients, que c’est justement eux qui viennent te chercher, ben c’est toi qui pose les conditions » 345 . Dans la suite de l’entretien, le producteur affirme ensuite que l’origine du plateau ardéchois constitue un argument de poids. Cette ressource est mobilisée par une argumentation uniquement orale et subjective, tenue lors de la vente aux grossistes : « parce que de toutes façons, pour le commercial, je pense à la limite que la lutte raisonnée, ou les autres cahiers des charges… je pense que dire que c’est des fruits d’Ardèche c’est plus vendeur que la lutte raisonnée. » Ainsi, certains terroirs fruitiers peuvent faire ressource pour les producteurs et les grossistes.

Néanmoins, c’est le grossiste qui maîtrise la connaissance de la provenance, donc la ressource, ce qui lui permet de la protéger mais également de l’instrumentaliser. Ainsi, la connaissance de la provenance précise des fruits n’est pas transmise aux clients (distributeurs), et encore moins aux consommateurs. Elle est jalousement gardée comme un secret industriel : « Je ne vais pas leur dire d’où ça vient, sinon après ils viennent !... Je ne vais pas leur dire mon travail »346. Mais il communique toutefois sur la provenance « Ardèche » auprès de ses clients, confirmant que pour le grand public, celle-ci est porteuse de valeurs positives : « Les clients connaissent Ardèche et c’est vendeur. Ça a une bonne réputation. Drôme ou Loire ils ne connaissent pas »347. Ainsi, quelle que soit la provenance réelle des fruits, ce grossiste a construit sa propre réputation sur l’Ardèche.

Cette analyse montre l’existence de « terroirs fruitiers », dans le sens d’espaces où les conditions pédoclimatiques et les savoir-faire locaux permettent de produire des fruits de qualité spécifique. Ils constituent une ressource qui est mobilisée et maîtrisée par ces petits grossistes spécialistes des fruits haut de gamme. La valorisation de la qualité ainsi sélectionnée n’est possible que par la mise en place d’un modèle de fonctionnement proche de celui sur lequel s’est construit le succès des premières pêches de la Moyenne Vallée du Rhône : livraison de fruits mûrs dans des délais très courts sur des marchés de luxe capables de payer cher.

Si la marge dégagée est en partie redistribuée aux producteurs, ne serait-ce que pour s’assurer un approvisionnement fidèle, le secret entourant la connaissance de la provenance laisse toute latitude d’action aux grossistes.La question d’une meilleure communication sur les différentes origines et d’une protection de l’usage des noms mériterait d’être posée. Enfin, soulignons que ce fonctionnement est difficilement envisageable à grande échelle, les marchés de luxe étant limités en volumes. Et il faut bien, en outre, valoriser les qualités second choix non acceptées par ces circuits. Les industries de la transformation peuvent constituer un débouché intéressant, dans certains cas.

Notes
340.

Grossiste, enquête personnelle 2008.

341.

Prenons pour exemple le prix des abricots Bergeron en fin juillet 2007, année où les prix étaient relativement élevés car la production plutôt faible. Les prix affichés sur le marché de production de Chanas le 25 juillet donnaient 1,40-1,60€/kg. Ce même jour, ce grossiste payait 1,80€/kg pour des abricots de calibre 3A au producteur interviewé.

342.

Grossiste, enquête personnelle 2008.

343.

Grossiste, enquête personnelle 2008.

344.

Il mentionne « expéditeur » en évoquant des professionnels du stade de gros, donc des grossistes.

345.

Producteur, enquête personnelle 2006.

346.

Grossiste, enquête personnelle 2008.

347.

Grossiste, enquête personnelle 2008.