b) L’usage du marché par les producteurs, un lieu d’ajustement commercial accessible et flexible

La première motivation de fréquentation du marché citée par les producteurs est liée à la proximité et la situation géographique idéale, au cœur de la région de production et sur un nœud logistique local, régional et même national. La notoriété et l’ancienneté du marché jouent aussi un rôle dans les habitudes, d’autant que ce marché est le dernier de la région. Les règles d’utilisation sont connues de tous, venir vendre sur le marché ne constitue pas un gros investissement commercial, excepté le temps passé sur place.

En outre, que la fréquentation soit régulière, occasionnelle ou accidentelle, le marché offre des solutions commerciales pour différents types de besoin des producteurs. Nous en avons identifié trois principaux. D’abord, la majorité des producteurs que nous avons rencontré viennent depuis longtemps sur les marchés pour vendre une partie de leur production379, le reste étant vendu à des expéditeurs, des grossistes, parfois au détail ou à des détaillants. Parmi ceux-ci, certains viennent régulièrement et sont abonnés au marché, ce qui leur permet de valoriser une gamme de production en étant présent tout au long de l’année.

D’autres viennent plus ponctuellement dans l’année, parce qu’ils n’ont qu’une ou deux espèces à vendre, ou pour écouler un surplus ou du second choix, ou encore en cas d’accident climatique (gel, grêle). Dans ce second cas, le marché tient une place spécifique dans la stratégie commerciale de l’exploitation parce qu’il permet d’écouler un type particulier de produit pour lequel le producteur n’a pas trouvé de solution plus intéressante. Cela peut être lié à la qualité du produit, c’est souvent le cas pour les fruits de catégorie II ou pour les variétés démodées. Cela peut également être lié aux volumes à écouler : des palettes incomplètes, des surplus de vente au détail, des bouts de parcelle donnent des lots de quelques centaines de kilos non intéressants pour les grossistes et expéditeurs, mais correspondant bien à la demande des acheteurs de Pont-de-l’Isère.

Enfin, quelques producteurs, 4 sur les 14 interrogés le 26 juillet 2007, viennent depuis peu sur le marché. Cette pratique nouvelle est liée soit à un changement de mode de commercialisation, soit à une diminution des volumes produits sur l’exploitation, suite à l’arrachage de vergers sharkés. Deux producteurs déclarent effectivement avoir quitté l’organisation économique, l’un est sorti de sa coopérative, l’autre d’une OP conventionnée avec un expéditeur, parce qu’insatisfaits d’un fonctionnement où les charges de structure rognent trop les prix reversés aux producteurs, et où ils travaillent sans connaître les prix finaux. Pour ces producteurs, venir sur le marché est une étape de transition dans la reconstruction d’une stratégie commerciale. Cela permet notamment de « se refaire une clientèle », de prendre contact avec des expéditeurs, des grossistes ou des détaillants avec qui les ventes se feront ensuite directement.

Ainsi, que la fréquentation soit régulière, occasionnelle, accidentelle (cas de grêle, de gel) ou lors d’une modification du système de commercialisation, le marché de production apparaît être une solution commerciale permettant de valoriser des types de lots qui ne trouvent guère de débouchés plus favorables dans les autres circuits. On ne retrouve pas d’impression négative de la part des producteurs enquêtés, loin de la « la tyrannie des marchés » décrite par Claudine Durbiano pour les agriculteurs du Comtat dépendants des négociants et expéditeurs sur des marchés manquant de transparence et d’information sur les prix (Durbiano, 1997).

Par ailleurs, la facilité d’utilisation du marché, ainsi que son rôle de « forum » économique et social en font une ressource organisationnelle importante pour l’ajustement des réseaux commerciaux du bassin. En effet, le marché est aussi vécu comme un espace de rencontres, d’échanges et de discussions entre professionnels, ce qui est de plus en plus rare maintenant que les échanges se font par téléphone, via des structures commerciales ou sont gérés en amont par des bureaux de vente. Les producteurs finissent par se connaître entre eux, ils ont le temps de discuter un moment avant l’ouverture, à la buvette du Marché. Les informations professionnelles sont échangées, c’est plaisant et important pour la connaissance et l’anticipation des cours.

Le marché permet de garder une tension sur les prix, de négocier, ce qui n’est pas possible dans le cas d’une relation exclusive avec d’autres acheteurs. L’attachement à la responsabilité commerciale est très largement cité par tous les types de producteurs comme motivation à vendre sur le marché plutôt que directement à un expéditeur ou par une coopérative. C’est un lieu qui permet en effet d’être maître de son prix ou du moins d’en être responsable, d’avoir la satisfaction de « défendre son produit jusqu’au bout ». Les producteurs expliquent que contrairement aux coopératives ou aux expéditeurs, avec lesquels il est impossible de négocier, en venant sur le marché, non seulement ils connaissent les prix au jour le jour, ce qui leur permet d’adapter leurs travaux de récolte, mais surtout, ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes si les prix obtenus sont mauvais. Enfin, rappelons que les marchés de la Moyenne Vallée du Rhône offrent des prix supérieurs au MIN de Lyon, où la production locale est mise en concurrence avec celle du Sud et surtout avec les importations.

En définitive, pour les producteurs-vendeurs, le marché de production de Pont-de-l’Isère continue de représenter un véritable « forum » (Durbiano, 1980) commercial, professionnel et social, pouvant rassembler en pleine saison jusqu’à un millier d’hommes. Il permet non seulement de trouver les débouchés les plus intéressants pour des lots de taille moyenne et de qualités diversifiés, mais également de renouveler ses clients, de prendre de nouveaux contacts commerciaux, de se tenir informé du marché et de l’actualité professionnelle. En cela il constitue une ressource organisationnelle facilitant la liberté et la réactivité commerciale des producteurs.

Le marché de production, en donnant à voir l’activité fourmillante autour de la production fruitière locale, constitue plus qu’un nœud logistique du bassin, mais bien un « haut lieu » de celui-ci. Il cumule en effet les fonctions économiques, sociales et symboliques non seulement pour les professionnels, mais également pour les populations locales (collectivités, habitants-consommateurs). La fréquentation croissante des particuliers témoigne de l’ouverture extra-professionnelle de ce marché.

Notes
379.

Seuls certains producteurs ayant une très petite surface de vergers vendent la totalité de leurs fruits sur le marché.