Il en est autrement dans la Drôme, où l’organisation de la Chambre d’agriculture est tout autre : « Si on prend l’Ardèche, eux au niveau de la chambre ils sont habitués à travailler en territoires, depuis dix ans. Donc ils ont pas de services filières comme nous. Nous on est pas habitués à bosser en territoires, alors que pour eux c’est un peu naturel. Ils ont des techniciens ils sont chargés de mission territoriaux, ils ont un territoire, voilà. Nous ici on a pas ça. […]. Et on a des chargés de mission territoriaux, mais ils vont partout. Donc ça marche pas. […] Et ça pose des problèmes dans la Drôme parce que les démarches territoriales CDRA et compagnie on rame. Même si on arrive quand même à raccrocher les wagons, mais on rame beaucoup. » [Arboriculteur, responsable syndical élu à la Chambre d’agriculture 26, avril 2006]. En effet, dans la Drôme, la fonction de chargé de mission territorial a été intégrée comme une nouvelle spécialisation fonctionnelle plus que comme une autre manière de formuler les problématiques agricoles et de mettre en œuvre l’action. Cet état de fait s’explique en partie par une histoire institutionnelle locale différente de celle de l’Ardèche.
Le cas de la Communauté de communes du Val de Drôme (CCVD441) est révélateur de la manière dont les jeux de pouvoirs professionnels peuvent se cristalliser sur des institutions, et en conséquence freiner la construction de partenariat entre institutions territoriales et professionnelles. En effet, nous avons montré que des études et un projet de relance de la poire Williams avaient été formalisés par la CCVD dans les années 1990. Alors que les premiers travaux sur la qualité des fruits et sa certification émergeaient au niveau de la Chambre d’agriculture départementale (cf. chapitre 3), pourquoi n’y a-t-il pas eu davantage de réponse de la part des professionnels au projet de la CCVD442 ? Autre élément d’interrogation : lorsque nous avons rencontré l’adjoint au maire chargé de l’agriculture de la commune de Loriol-sur-Drôme443, il a évoqué son rôle de défense de l’activité agricole sur la commune, notamment par la protection du foncier. Il cite également la création d’un petit verger conservatoire par la commune, soutenue par des fonds du Crédit Agricole, comme une action paysagère et patrimoniale locale. Aucun partenariat n’est évoqué entre Loriol et la CCVD concernant les fruits. Lorsque la question est posée, il cite uniquement le financement de la réhabilitation de terrasses viticoles par la CCVD dans la commune voisine. Or, cet acteur est également arboriculteur et président de la Chambre d’agriculture de la Drôme, et il explique les réflexions menées au niveau de la Chambre, qui intègrent une différenciation spatiale des problématiques de production au sein du département444. En revanche, il n’évoque aucunement les compétences de la CCVD et la possibilité de travailler avec cette institution ou d’autres collectivités territoriales pour l’arboriculture. Comment expliquer ce « vide » entre les réflexions et projets de la CCVD concernant l’arboriculture et ceux portés par les professionnels de la filière, même lorsqu’ils sont élus dans une commune elle-même membre de la CCVD ?
Des raisons objectives et pragmatiques peuvent être avancées pour expliquer la difficulté que rencontre la CCVD à travailler sur la filière fruits, principalement liées à la taille et à l’échelle de cette filière. Il faut en effet de gros moyens pour pouvoir mener un projet qui concerne tout le monde. Or, la CCVD peut également intervenir sur de petits projets, ce qui en fait sa spécificité par rapport à l’approche de la Chambre d’agriculture, qui se doit d’être globale. Ces contraintes pratiques pourraient être solutionnées s’il y avait une volonté de la part des responsables professionnels, mais cela ne semble pas être le cas. Les chargés de mission agriculture de la CCVD soulignent la non reconnaissance de la compétence de la collectivité territoriale par la filière : « On n’est pas l’interlocuteur. Et comme on n’est pas l’interlocuteur, on ne peut pas faire grand-chose 445 . » Ce blocage institutionnel s’enracine dans l’histoire des oppositions syndicales locales. En effet, en 1976 l’un des membres fondateurs de la CCVD était un agriculteur, militant chez les Paysans-Travailleurs, opposé aux professionnels en place à la Chambre d’agriculture et à leur modèle de développement agricole. Dès le début la CCVD a pris en charge le développement agricole de son territoire, mais pour les productions autres que celles déjà soutenues par la Chambre d’agriculture. La CCVD s’est ainsi bien implantée dans l’ « arrière-pays », où elle disposait de marges d’action importantes dans le développement des productions comme le fromage de chèvre, le miel, les plantes aromatiques, l’agritourisme, etc. Il y avait donc une réelle opposition politique entre « une filière » arboricole fortement engagée dans les OPA de la Drôme et la CCVD portée par un syndicaliste opposant. Les chargés de mission rapportent qu’alors, très peu d’arboriculteurs voulaient travailler avec la CCVD, qui avait une image « confédération paysanne ». En outre, tant que le modèle fruitier en place marchait bien, il n’y avait aucune raison pour eux de vouloir faire autre chose.
Le cas de la CCVD, s’il est le plus emblématique, n’est pas isolé dans la Drôme. Deux autres arboriculteurs446 ayant des responsabilités municipales et communautaires dans le Pays Drôme des Collines déclarent également s’être investis dans les collectivités territoriales suite à des oppositions syndicales avec les responsables en place à la Chambre d’agriculture. Ces exemples montrent que si, depuis longtemps, les arboriculteurs drômois se sont effectivement bien organisés et engagés dans les OPA départementales (cf. chapitre 2), cela ne s’est pas fait sans luttes et oppositions internes à la profession. Et il semble que les arboriculteurs opposants au modèle dominant ont trouvé dans les collectivités territoriales de nouveaux lieux d’engagement.
Ainsi, l’articulation entre les organisations, les compétences, les légitimités et les contenus des projets des institutions professionnelles en place et des collectivités territoriales plus ou moins récentes n’est pas chose aisée. Elle dépend de nombreux facteurs, et en Moyenne Vallée du Rhône il faut composer avec l’histoire institutionnelle et syndicale. En Ardèche, la territorialisation précoce de l’organisation de la Chambre d’agriculture, couplée à une émergence plus tardive des collectivités territoriales a permis un fonctionnement bien articulé entre les deux. En revanche, dans la Drôme, des collectivités territoriales se sont construites très tôt, servant non seulement de « refuge » pour les agriculteurs opposants au modèle professionnel dominant, mais surtout, se positionnant d’emblée sur les productions « délaissées » par la Chambre d’agriculture. Dans ce cas, Chambre d’agriculture et collectivités territoriales semblent s’être partagé le champ agricole : si la première s’occupait des « grandes filières » de la vallée, les secondes prenaient en charge les « petites productions » de l’arrière-pays. Dans ce contexte, l’arboriculture correspondant à la fois à une « grande filière » et étant parmi les productions les mieux représentées dans les OPA, elle fût peut-être plus que les autres le « pré-carré » de la Chambre d’agriculture. Toutefois, la tendance dans les relations entre Chambre d’agriculture et collectivités territoriales semble à l’ouverture.
Pour plus de clarté dans notre propos, nous utiliserons le nom CCVD pour évoquer ce territoire, alors que dans le temps les statuts et dénominations ont évolué : en 1976, Syndicat d’étude et de programmation ; en 1980, Syndicat d’aménagement du Val de Drôme ; 1987, District d’aménagement du Val de Drôme ; 2002, Communauté de communes du Val de Drôme. Le périmètre n’a guerre été modifié entre 1987 et aujourd’hui, excepté la sortie de la commune de Crest.
Peut-être cela était-il trop précurseur ? Néanmoins, le fait que des travaux étaient menés à la Chambre d’agriculture laisse supposer que les responsables professionnels auraient pu être intéressés.
Entretien réalisé dans le cadre de notre mémoire de Master 2 Recherche, en avril 2005 à la mairie de Loriol-sur-Drôme. Le même acteur a ensuite été rencontré pour sa fonction de président de la Chambre d’agriculture, en avril 2006, à la Chambre d’agriculture à Valence.
Il développe son analyse selon une approche spatialisée : « A chaque territoire son enjeu » : l’élevage pour l’arrière pays, la vigne et l’arboriculture pour la vallée, les plantes à parfums et aromatiques pour le Sud du département, etc.
Entretien chargé de mission agriculture de la CCVD, juin 2006.
Encore en activité ou à la retraite, rencontrés tous deux en avril et juillet 2006.