Conclusion Deuxième Partie

Cette partie montre comment, devant les faiblesses économiques du modèle de production-expédition, les producteurs locaux trouvent des débouchés leur assurant une viabilité économique. Pour cela ils multiplient les circuits de commercialisation, élaborant de véritables stratégies de valorisation à l’échelle de leurs exploitations qui tirent partie de la complémentarité entre les circuits de proximité et les circuits d’expédition pour valoriser au mieux la diversité de leur production.

Ces deux types de circuits ne valorisent en effet pas les mêmes qualités de fruits. Les premiers rémunèrent la fraîcheur, la maturité, le service grâce à la proximité entre producteurs et acheteurs (consommateurs, grossistes, IAA, détaillants). Les seconds rémunèrent les volumes de qualité homogène et normée.

L’existence des circuits de proximité, c’est-à-dire d’une diversité d’opérateurs situés dans la Moyenne Vallée du Rhône détenant les connaissances nécessaires pour valoriser les différentes qualités des fruits en les différenciant de l’offre distribuée par les circuits d’expédition, constitue une ressource organisationnelle pour le bassin de production. Elle est territoriale dans les mesures où ces opérateurs, leurs réseaux commerciaux et leurs connaissances spécifiques des fruits locaux et des marchés régionaux s’inscrivent dans les réseaux sociaux et les particularités de cet espace. Ce caractère informel la rend néanmoins fragile, ce qui est renforcé par le fait qu’elle n’est pas reconnue par le modèle dominant de production-expédition.

La notion de bassin de production appliquée à ce questionnement est ainsi affinée. Par rapport aux travaux fondateurs (Diry, 1997 ; Vaudois, 1987), la grille d’analyse visant à décrire ses interrelations avec son ou ses territoires a ici été complétée pour intégrer les dynamiques actuelles. Les résultats montrent l’émergence de deux nouveaux types d’acteurs importants à considérer. Ce sont d’abord les collectivités territoriales qui interviennent de plus en plus dans le système d’encadrement du bassin. Elles s’impliquent sur la question agricole à plusieurs titres comme la préservation du paysage et de la qualité de vie, la gouvernance alimentaire471 qui inclut les circuits de proximité, la préservation de l’environnement, etc. Si ces acteurs n’étaient pas aussi présents à l’époque des travaux réalisés par Jean-Pierre Diry et Jean Vaudois, ils sont aujourd’hui incontournables. Le second type d’acteur est constitué par les consommateurs. Ils interviennent sur les bassins de production de manière informelle et plurielle, à travers leurs habitudes d’achat, leurs demandes, leurs statuts d’habitant et d’électeur (alors relayés par les collectivités territoriales), mais également par des organisations structurées pour influer directement sur la production et sur les circuits de commercialisation (comme les AMAP). Leur rôle dans le bassin de production est plus difficile à saisir, parce que plus diffus, que les actions et messages des collectivités territoriales, mais nos résultats montrent combien leur action directe sur l’économie peut être influente. Ainsi, la prise en compte de ces nouveaux acteurs et de leurs relations de coopération ou de rivalité avec les institutions professionnelles des bassins de production est essentielle à la compréhension des dynamiques à l’œuvre.

Par ailleurs, l’analyse de la manière dont la proximité entre une production et des consommateurs fait ressource montre que le seul constat d’une proximité géographique entre un producteur et un consommateur n’est pas suffisant pour expliquer l’existence de circuits de proximité. Or, jusqu’à présent, de nombreux travaux de géographie rurale citent comme un lieu commun le fait que la proximité d’un bassin de consommation est favorable au développement de bassins de production intensifs (Diry, 1997; Vaudois, 1987) ou de productions fromagères AOC (Frayssignes, 2005). Ils n’expliquent cependant pas à quelles conditions cela fait ressource. Dans la Moyenne Vallée du Rhône, les circuits de proximité fonctionnent en effet grâce à trois caractéristiques du bassin de production : des bassins de consommateurs demandeurs du type de qualité que l’on trouve sur les circuits de proximité ; des professionnels locaux qui possèdent les compétences et les savoirs pour réaliser l’ajustement entre la diversité des qualités des fruits produits et les différentes demandes des consommateurs ; une diversité de circuits commerciaux présents sur le bassin permettant d’écouler la totalité des volumes produits, en optimisant la valorisation des différentes qualités.

Ainsi, les deux dimensions de la proximité, géographique et organisée, permettent le fonctionnement des circuits de proximité. Plus précisément, deux enseignements se dégagent de l’application de cette notion aux circuits de commercialisation. D’une part, la proximité géographique entre la production et son débouché doit être rendue « fonctionnelle »472 par les infrastructures de transport, les équipements, les organisations formelles ou informelles et les connaissances des professionnels locaux. En ce sens, la proximité géographique n’est fonctionnelle que grâce aux caractéristiques géographiques et sociales d’un espace donné. C’est parce que la Moyenne Vallée du Rhône présente des intermédiaires compétents et des consommateurs demandeurs de certaines qualités des fruits que les circuits de proximité fonctionnent aussi bien. Ainsi, si la proximité géographique peut être considérée comme une ressource générique, la proximité fonctionnelle constitue une ressource spécifique d’un territoire donné. D’autre part, le type de différenciation du produit varie avec la distance séparant le producteur du consommateur. La relation producteur-consommateur apparaît en effet suffisante lors de la vente directe, alors que plus la commercialisation s’éloigne du lieu de production, plus le lien est médiatisé (indication de provenance, des coordonnées du producteur, marque privée). Il y a ainsi construction d’une proximité « relationnelle » entre producteur et consommateur, dont le mode de médiatisation dépend de la proximité géographique.

Proximités géographique et organisée sont donc interdépendantes l’une de l’autre à la fois pour les questions de fonctionnalité du circuit et de différenciation du produit. Néanmoins, l’influence de la proximité géographique demeure fondamentale dans notre cas de fruits frais. En effet, la proximité organisée ne peut compenser que partiellement les effets de l’éloignement géographique entre la production et ses débouchés. Ainsi, on a montré que si une coopérative parvient à coordonner un grand nombre d’adhérents situés dans un rayon proche, lorsque ce rayon s’élargit, les besoins en logistique doivent être concentrés sur un nombre restreint d’apporteurs. De même, si l’offre de fruits proposés en vente directe intègre de nombreuses spécificités (diversité des espèces, des variétés, des maturités, conseils, confiance, convivialité, etc.), ce nombre décroît à mesure que des intermédiaires interviennent entre le producteur et le consommateur (fraicheur-maturité).

Notes
471.

Notamment, l’engouement actuel de celles-ci pour organiser un approvisionnement local dans la restauration collective laisse présager la structuration de filières locales pilotées par ces institutions.

472.

Nous empruntons ce terme à André Torre pour qui la proximité géographique peut se traduire en distance métrique ou horaire, et tient compte des spécificités des terrains sur lesquels elle s’applique, « Mais elle intègre également la dimension sociale des mécanismes économiques, ou ce que l’on appelle parfois la distance fonctionnelle » (Torre, 2004, p.4).