Conclusion générale

L’objet de la thèse était de traiter des possibilités de valorisation construites à partir d’éléments liés à l’espace de production pour une agriculture qui ne correspond pas au cadre des formes classiques de spécification territoriales (SIQO, marques territoriales, etc.). Pour cela, nous avons posé deux questions de recherche :

L’hypothèse initiale postulait que les liens entre l’arboriculture et son espace pouvaient constituer des ressources territoriales mobilisables pour mieux valoriser ou permettre le maintien de la production fruitière dans son espace d’origine et que la mobilisation de ces ressources territoriales pouvait entraîner des tensions avec le modèle productif et les échelles de fonctionnement du bassin de production arboricole. Répondre à ces questions nous a ainsi amenée à expliciter les interrelations entre le bassin de production et ses territoires, à différents pas de temps, et à plusieurs échelles.

La première partie de cette thèse a explicité le paradoxe que représente l’arboriculture de la Moyenne Vallée du Rhône. Ce bassin de production à cheval sur des territoires et des territorialités, sur une diversité d’exploitations et de productions fruitières, fait toutefois système à travers un modèle productif dominant, le modèle de production-expédition. Sa cohérence repose sur la capacité des opérateurs de l’expédition, situés au cœur du bassin, à assembler la diversité pour la commercialiser sur les circuits d’expédition (centrales d’achat, export). Ce modèle productif a été construit dans un contexte de marché communautaire restreint et protégé. Depuis l’entrée de pays à faible coût de production dans le marché européen (Espagne, Grèce, accords avec la Turquie, etc.) et surtout face à la concentration de la grande distribution, ce fonctionnement n’est plus viable. En conséquence, le bassin de production de la Moyenne Vallée du Rhône est soumis à deux tensions, qui s’opposent l’une à l’autre. La première, qualifiée de « centrifuge », est exercée par les principaux expéditeurs du bassin. Ils élargissent leur aire d’approvisionnement au-delà de celle du bassin pour être capables d’offrir des volumes de fruits standardisés, de qualité définie par les référentiels européens et privés, selon la demande des distributeurs. Accompagnée par la déterritorialisation de l’organisation économique de la filière (réforme de l’OCM de 2007), cette tension exerce un effet de dilution de l’entité Moyenne Vallée du Rhône dans la filière nationale. A l’inverse, un ensemble de tensions « centripètes » s’expriment au sein du bassin de production. Elles sont la conséquence des initiatives d’identification territoriale des fruits tentées par les producteurs et leurs organisations afin de mieux valoriser leurs produits. Conduites à diverses échelles et visant la différenciation d’une partie de la production, elles produisent un effet de morcellement interne au bassin. Or, cela s’oppose à la recherche d’élargissement de l’approvisionnement des expéditeurs, qui en retour ne s’impliquent pas dans les démarches, et, par conséquent, les condamnent à l’abandon faute d’opérateur commercial.

La seconde partie de la thèse a explicité comment les arboriculteurs se saisissent des opportunités locales, à l’intersection de ces deux tensions, pour maintenir la viabilité économique de leur activité. A l’échelle des exploitations, la tendance est d’ajouter aux circuits d’expédition existants de nouveaux débouchés qui permettent l’internalisation de la marge commerciale sur l’exploitation et la valorisation de plusieurs proximités entre production et consommation. Cinq profils-types décrivant les différentes stratégies de valorisation des exploitations ont été construits. Ils montrent comment les arboriculteurs composent avec les différents débouchés commerciaux présents dans le bassin pour valoriser les diverses qualités de leurs fruits, en adéquation avec leurs modes de production. La recherche à partir des exploitations révèle ainsi l’existence de « circuits de proximité » pluriels et multi-scalaires, où interviennent différents types de professionnels (grossistes, détaillants, IAA), de consommateurs (habitant le bassin de production ou plus éloignés) et de modes de commercialisation (transaction directe du producteur ou passage par le marché de production). Développés parallèlement à l’organisation institutionnelle du bassin de production-expédition, ces circuits bénéficient de soutiens directs et indirects de la part des collectivités territoriales. Celles-ci les considèrent en effet comme un phénomène positif pour le développement et l’attractivité de leurs territoires. Il demeure cependant encore difficile pour les acteurs agricoles et territoriaux de co-construire de véritables projets partenariaux, faute de connaissances et reconnaissances réciproques. Si l’intervention d’un acteur médiateur entre ces deux mondes peut favoriser leur rapprochement, la question de l’opposition entre la tension centripète exercée par les projets territoriaux et la tension centrifuge qui régit le fonctionnement des opérateurs de l’expédition demeure toutefois posée.

Ainsi, répondre à la question « quelles ressources territoriales mobiliser et comment ? » nécessite de considérer la différenciation du produit et le type de circuit de commercialisation utilisé. La valorisation des liens entre l’arboriculture et ses territoires (son histoire, des terroirs spécifiques, des savoir-faire) par l’identification territoriale du fruit ne fonctionne pas par les circuits d’expédition. En effet, ces circuits sont dominés par la grande distribution qui bénéficie d’un rapport de négociation très favorable : quelques centrales d’achats françaises mettent en concurrence des centaines de fournisseurs à l’échelle mondiale. Maintenir cette position suppose d’éviter toute différenciation d’un fournisseur par rapport aux autres, donc de freiner l’émergence commerciale d’une nouvelle identification territoriale. Dans cette logique, les enseignes de la grande distribution refusent de payer plus cher des produits portant une identification territoriale, et ne sont pas favorables à la mise en œuvre de supports visuels permettant de médiatiser cette identité dans les rayons473. Au contraire des produits transformés, les fruits frais ne présentent pas d’emballage pouvant faire office de support de communication. Les enseignes incitent, en revanche, leurs fournisseurs à adopter leurs MDD, effaçant ainsi les marques privées du regard des consommateurs.

Les circuits de proximité autorisent, quant à eux, la valorisation de qualités non normées, particulières aux fruits frais (maturité, fraîcheur, aptitude à la transformation, etc.) et la construction progressive de différents liens aux territoires. Ils offrent aux producteurs les supports de communication adéquats, ils induisent la spécification de l’offre de fruits locaux et peuvent conduire à la création de réseaux territoriaux avec des producteurs d’autres produits agroalimentaires, avec les opérateurs du tourisme et avec les collectivités territoriales. C’est donc à travers les circuits de proximité, initialement développés comme opportunité économique par les producteurs, qu’il y a territorialisation progressive des exploitations et relocalisation d’une petite partie des flux de fruits. Un des résultats de la thèse est donc d’enrichir la connaissance de ce phénomène, que nous appelons circuits de proximité, de préciser la ressource territoriale sur laquelle ils reposent et d’interroger les conditions de sa viabilité.

Notes
473.

Dans les cas de fruits bénéficiant d’une identification territoriale ancienne, comme les pommes et poires de Savoie (IGP) ou la pomme du Pilat (marque collective), les grandes surfaces régionales commercialisent les fruits identifiés. Elles y ont intérêt car ces produits sont reconnus et appréciés par les consommateurs locaux. Néanmoins, la rémunération demeure insatisfaisante pour les producteurs, indexée sur les cours du marché mondial. Ils valorisent davantage leurs produits sur les circuits haut de gamme, par les grossistes et détaillants spécialisés.