Une ressource fragile… Des limites à dépasser par l’organisation collective ?

Les circuits de proximité sont essentiellement des pratiques individuelles de producteurs ou des réseaux informels entre des producteurs et des intermédiaires du bassin. Ce caractère informel leur confère trois niveaux de fragilité.

Le premier relève de la difficulté à transmettre et pérenniser les connaissances et les réseaux des professionnels. En effet, ceux-ci sur lesquels sont fondées les stratégies commerciales des entreprises ne sont guère divulgués, sauf lors des successions. Leur transmission dépend donc du renouvellement de ces professionnels. Or, celui des petits opérateurs intermédiaires n’est pas toujours assuré, et il est de moins en moins familial. Les professionnels soulignent cette évolution des connaissances et des réseaux en distinguant les « gens de métier 487  » qui sont des spécialistes du fruit, des « acheteurs » génériques des centrales d’achats, qui abordent les fruits comme n’importe quel autre produit.

Le second niveau de fragilité concerne le manque de lien tangible entre producteurs et consommateurs. Cela se traduit d’abord par le manque de gages de confiance et de lisibilité pour les consommateurs quant à la provenance et la qualité des fruits proposés sur les circuits de proximité, surtout lorsqu’un intermédiaire intervient. Nombreux sont les consommateurs qui ne savent pas où trouver des « bons » fruits locaux, ou au contraire, qui supposent que les détaillants en proposent automatiquement puisqu’ils sont situés au cœur du bassin de production. Ce manque de lien tangible se traduit également par un besoin de praticité et d’accessibilité à l’offre de fruits locaux. Ce besoin, exprimé par tous les consommateurs, constitue un potentiel de développement pour des modes de commercialisation capables d’y répondre. Enfin, la multiplication des ventes individuelles sur les circuits de proximité entraîne l’augmentation d’une concurrence interne, s’exerçant entre producteurs.

Le dernier niveau de fragilité concerne les tensions existantes entre les circuits de proximité et le modèle de production-expédition. La tolérance officieuse accordée par les coopératives aux pratiques individuelles de certains adhérents ainsi que la faible reconnaissance de ces circuits et de leurs opérateurs par les institutions d’encadrement du bassin limitent leur développement. Ce climat d’informalité favorise les pratiques non déclarées de quelques professionnels, et contribue à maintenir dans le flou et le tâtonnement la majorité d’entre eux, qui ne savent comment mieux structurer leur activité.

La constitution de projets collectifs pourrait permettre d’améliorer les possibilités de transmission des connaissances ainsi que la lisibilité et l’organisation logistique des circuits de proximité. Accompagner une « organisation collective » est en effet souhaité par les responsables professionnels et les animateurs des OPA rencontrés durant ce travail. Ce besoin de collectif est évoqué à différentes échelles, pour différents projets488. Or, en termes de ventes de proximité, nous n’avons pas rencontré de réel projet collectif. Les quelques cas de points de vente collectif ou l’existence d’une plate-forme de vente par Internet489 auxquels adhèrent trois producteurs de fruits sont des exemples qui révèlent surtout la difficulté à mobiliser les arboriculteurs dans ces formes collectives490. Pourquoi ? Trois éléments d’explication peuvent être avancés.

La réticence des arboriculteurs envers le collectif constitue le premier. La facilité de vendre des fruits frais, qui ne demandent pas d’investissement important si ce n’est une petite chambre froide pour les stocker, n’encourage pas les producteurs à supporter les contraintes inhérentes à tout projet collectif. En outre, la saisonnalité de la production et du travail se traduit, pour les producteurs, par un sentiment de saturation en été, et un désir de tranquillité en hiver, ce qui n’est guère compatible avec le fonctionnement d’une organisation collective. Enfin, la vente sur les circuits de proximité participe d’un processus de reprise d’autonomie de la part des producteurs vis-à-vis de l’organisation du bassin de production-expédition. Aussi, fonctionner individuellement (échelle de l’exploitation) correspond pour eux à une liberté qu’ils ne souhaitent pas contraindre en s’engageant dans d’autres organisations collectives.

Le second élément d’explication est lié à la difficulté de trouver une institution capable d’accompagner des projets collectifs. Les OPA pâtissent d’un manque de confiance de la part des arboriculteurs, lié à un historique d’importants conflits syndicaux et au constat de la crise actuelle qu’elles ne parviennent à enrayer491. Une nouvelle génération de leaders professionnels est en place aujourd’hui, consciente de cette situation et de l’héritage qui l’explique. Ils essayent d’encourager de nouveaux projets à l’échelle du bassin, mais pour l’heure, il demeure difficile de fédérer les arboriculteurs. De plus, l’éthique syndicale visant à concevoir des projets pour le plus grand nombre, donc pour l’ensemble du bassin de production, ne correspond pas toujours aux conditions favorables à l’action collective. Celle-ci s’appuie souvent, dans un premier temps, sur des petits collectifs formés par affinités, dans une échelle locale. Si les collectivités territoriales montrent, elles aussi, la volonté d’assurer l’accompagnement de projets collectifs de circuits de proximité, une médiation (en termes de connaissances réciproques et d’ingénierie territoriale) entre ces acteurs et ceux du monde agricole demeure nécessaire pour parvenir à la construction de projets partenariaux492.

Enfin, la question de l’échelle pertinente constitue la dernière difficulté à l’émergence de projets collectifs. Les OPA du bassin recherchent préférentiellement un projet capable de l’englober dans son ensemble. Or, les producteurs ne se mobilisent pas pour des projets à l’échelle trop large de la Moyenne Vallée du Rhône, alors que celle-ci est déjà trop restreinte pour les expéditeurs qui ont élargi leur aire d’approvisionnement. Les échelles des collectivités territoriales ne correspondent pas toujours à des espaces productifs cohérents, si ce n’est pour la poire dans la vallée de la Valloire. L’échelle locale, en revanche, apparaît fédératrice pour les producteurs et opératoire pour le développement d’un premier niveau de circuits de proximité (marchés, vente à la ferme, magasin de producteurs). Ceux-ci conduisent davantage à des partenariats entre producteurs de différents produits (fruits, légumes, fromages, etc.) qu’à des collectifs exclusivement d’arboriculteurs qui risqueraient d’être concurrents les uns des autres. Si ces réseaux locaux constituent une amorce de territorialisation des exploitations fruitières, celle-ci disparaît dans les circuits de proximité d’échelles supérieures, qui demeurent construits sur des réseaux sectoriels.

Ainsi, les circuits de proximité sont avant tout des stratégies individuelles, portées par des producteurs, des grossistes ou des détaillants à la recherche de débouchés valorisant des qualités mal rémunérées par le bassin de production-expédition. L’échelle de l’exploitation constitue le niveau d’adaptation, de liberté, des producteurs qui sont réticents à s’engager dans de nouvelles contraintes organisationnelles. Il n’y a donc pas de construction territoriale au sens d’un projet partagé. Les conditions d’une articulation entre le fonctionnement individuel des ventes sur les circuits de proximité et une organisation rendant ces circuits plus lisibles pour les consommateurs ne sont pas réunies.

Notes
487.

Vocabulaire couramment employé par les expéditeurs, les grossistes et les producteurs rencontrés pour évoquer les professionnels spécialistes du fruit, partageant les mêmes connaissances qu’eux (enquêtes personnelles, 2006-2008).

488.

Les arboriculteurs élus à la Chambre d’agriculture espéraient relancer une dynamique collective à l’échelle du bassin de production à travers l’association Fruit Plus, en s’appuyant sur des thématiques techniques. D’autres leaders locaux, comme ceux investis dans les « Arbos de Moras », envisagent leur projet à travers un collectif à l’échelle de leur vallée.

489.

Site : producteursducoin.com

490.

L’animateur d’Alliance Rhône-Alpes affirmait, lors d’une conférence donnée à Lyon en juin 2008 que les AMAP de Lyon manquaient de fruits. De même, la présidente du point de vente collectif du Creux de la Thine (près de Saint-Rambert-d’Albon), rencontrée en juillet 2006, nous affirmait ne pas trouver de producteur de fruits intéressé pour adhérer à leur association.

491.

Le cas de la sharka et de la mise en accusation de l’INRA, justifiant le refus de certains producteurs de travailler de nouveau avec cet organisme, en est un exemple.

492.

En outre, le risque d’échec et de conflit lié à tout projet n’est pas toujours conciliable avec l’enjeu de renouvellement électoral inhérent au statut politique de ces institutions.