Les conditions de la construction d’une valorisation territoriale

L’analyse des formes de valorisation dans la Moyenne Vallée du Rhône montre que l’organisation collective, de quelque forme qu’elle soit, doit permettre de mettre en cohérence trois éléments constitutifs de la valorisation (Figure 51) : un accord sur la qualification entre les acteurs impliqués dans la production ; un accord sur la qualification avec les consommateurs ou acheteurs du produit ; une stratégie commerciale permettant la mise en cohérence (pratique et idéelle) entre la production et la consommation. Des outils théoriques, mobilisés parmi les sciences sociales, permettent d’appréhender chacun de ces éléments.

L’accord sur la qualification à donner à la production doit être établi entre les acteurs impliqués dans la production. Cela relève de la nécessaire entente sur la nature et la définition des ressources à valoriser (qui est liée à l’étape de reconnaissance des ressources) et de la qualité ou de la valeur qu’elles confèrent à la production ou au produit. L’économie des Conventions (Boltanski et Thevenot, 1991) permet de comprendre les mondes de valeurs ou référentiels sociocognitifs auxquels font référence les acteurs impliqués dans la négociation. Cela a été mobilisé par Claire Delfosse et Marie-Thérèse Letablier (1995) pour caractériser l’accord collectif dans la construction d’une AOC fromagère. Dans le cas de projets en construction, la sociologie de l’innovation (Callon, 1986) offre une lecture efficace du processus de définition collective de la qualification. L’analyse menée dans le cas des initiatives d’identification territoriale de cette thèse l’illustre.

La qualification ainsi définie est valorisée si elle rencontre une demande adaptée. Ainsi, il s’agit d’envisager la coordination entre les acteurs de la production et les acteurs de la demande du système de valorisation. Les travaux de la sociologie marchande ont montré qu’un processus de qualification est d’autant plus efficace commercialement s’il intègre les consommateurs (Dubuisson-Quellier, 2001), parfois par l’intermédiaire des opérateurs de la distribution, comme les bouchers pour des filières viande (Stassart, 2005), dans une co-construction de la qualité. C’est ce qui est observé dans le cas des circuits de proximité, dans lesquels il y a élaboration d’une offre spécifique à la fois de la production et de la demande locale. Ainsi, les acteurs de l’amont (production, transformation, première mise en marché) doivent être capables de connaître leur marché, de dialoguer avec les acteurs de l’aval (distributeurs, consommateurs) et d’intégrer leurs attentes dans leur projet de valorisation.

Enfin, cette offre co-construite entre les acteurs de la production (ou plus généralement de l’amont) et de la consommation (ou de l’aval) n’aboutit à une valorisation que si elle est accompagnée d’une stratégie ou d’outils commerciaux adaptés. Plus généralement, nous parlerons d’un dispositif organisationnel permettant une mise en adéquation entre l’offre possible et la demande visée via un circuit de distribution et une stratégie commerciale adéquats. Il s’agit d’une part d’une organisation logistique permettant d’acheminer les produits (avec des volumes adaptés au marché), et de supports de médiation véhiculant les valeurs associées à la qualification (logos, marques, labels, SIQO, etc.). D’autre part, une stratégie commerciale cohérente apparaît indispensable pour assurer une rentabilité dans le contexte très concurrentiel des produits alimentaires. Or, celle-ci s’appuie sur différents opérateurs économiques (exploitations, coopératives, expéditeurs privés), dont les intérêts et les stratégies individuels peuvent différer. Les outils de l’analyse stratégique des jeux d’acteurs (Crozier, Friedberg 1977) permettent une lecture explicative des blocages de certaines initiatives.

Il s’agit finalement d’analyser la gouvernance d’un projet de valorisation selon sa capacité à mettre en cohérence une offre et une demande, tant sur le plan idéel (accord sur la qualification, accord sur la stratégie commerciale) que pratique (circuits de distribution, supports de médiation, etc.).

Figure 51: Gouvernance d'une forme de valorisation territoriale
Figure 51: Gouvernance d'une forme de valorisation territoriale

Réalisation Cécile Praly, 2009.

Ce cadre théorique incorpore ainsi la dimension dynamique du processus de construction de la valorisation, en incorporant les facteurs relatifs aux changements de pratiques et de représentations des acteurs nécessaire à la reconnaissance des ressources, ainsi qu’à l’élaboration de stratégies commerciales cohérentes pour valoriser ces ressources. Par la prise en compte de l’ensemble des liens agriculture-territoire, de la diversité des ressources mobilisables et des formes possibles de valorisation territoriale, il permet une approche exploratoire adaptée à l’analyse de cas a priori peu adaptés aux démarches connues comme les AOC/IGP. Loin d’être figé, il offre une trame d’analyse souple et évolutive, capable d’appréhender des initiatives qui combinent plusieurs formes de valorisation (SIQO et valorisation patrimoniale par des fêtes par exemple) comme des valorisations nouvelles, en émergence. La lecture de ce schéma ne doit pas se comprendre comme rigide ou dirigiste. Dans la réalité, l’élaboration de projet peut évoluer selon des étapes contraires au sens des flèches. C’est souvent le cas dans les projets d’obtention d’une AOC ou IGP. L’objectif affirmé étant une différenciation par un SIQO, on recherche alors quelles ressources peuvent être mobilisées pour qualifier le produit. Souvent la construction est tâtonnante, avec de nombreuses itérations entre les phases de reconnaissance et de mobilisation des ressources. Pris comme tel, ce cadre conceptuel est donc généralisable à l’ensemble des productions agricoles quelles que soient les caractéristiques de leurs territoires.