Discussion de la méthode et nouvelles perspectives

La posture méthodologique de recherche est une approche large, multiscalaire, mêlant enquête systématique et observation participante tout au long de la thèse ainsi qu’une inscription dans le temps long. Ce choix s’explique par le caractère mouvant et informel de notre objet. La situation de crise, mouvante pendant le temps de l’investigation, nous a donné à observer davantage d’échecs et de conflits que de résultats tangibles et formels. Les résultats à l’issue de l’année 2006 ont ainsi infirmé l’hypothèse initiale d’émergence de stratégies collectives de valorisation territoriale et révélé l’importance d’un autre phénomène, les circuits de proximité. Ces derniers relèvent dans une moindre mesure de vente au noir, et pour leur plus grande part de pratiques non reconnues par les instances d’encadrement, qui ne disposent donc ni de documentation ni de statistiques à son sujet. Enfin, dans le monde de la vente spéculative des fruits, l’information est un outil de travail qui est tenu secret et difficilement accessible. Ces deux caractéristiques justifient notre choix méthodologique, sans lequel nous n’aurions pu comprendre et dépeindre les fonctionnements à la fois collectifs et individuels, ainsi que leurs contingences, des différents opérateurs de l’arboriculture de la Moyenne Vallée du Rhône. La démarche inductive et évolutive était la seule capable de cerner ce qui était catégorisé comme « informel » et « insignifiant » par les cadres de pensée préexistants.

Cette posture méthodologique n’en présente pas moins des limites quant à sa réalisation et aux résultats obtenus. Sa réalisation exige une recherche de terrain longue et productrice d’une grande quantité de données, de sources diverses, qui rendent le travail de tri et d’analyse d’autant plus difficile. C’est une méthode exigeante en temps, encourageant la dispersion et nécessitant une capacité de synthèse importante pour en extraire les principaux résultats. Une approche plus circonscrite, par exemple ciblée sur quelques formes de valorisation territoriale au lieu de les chercher toutes, nous aurait permis d’être plus efficace et plus précise.

Les résultats obtenus sont essentiellement qualitatifs. Ils explicitent deux logiques de fonctionnement général au sein du bassin (centrifuge / centripète) et s’appuient sur des études de cas pour montrer comment les acteurs individuels composent entre ces deux logiques. Si la typologie des stratégies d’exploitation, la caractérisation des circuits de proximité et l’analyse des complémentarités entre les circuits de commercialisation ouvrent des pistes de réflexion applicables à toute l’arboriculture de la Moyenne Vallée du Rhône, ces résultats mériteraient d’être étoffés. L’un des objectifs de cette recherche financée par un programme Emergence de la région Rhône-Alpes était en effet de contribuer à produire des outils d’aide à la décision pour les décideurs professionnels et politiques. Cette recherche esquisse la diversité des perspectives possibles et des freins pour maintenir l’arboriculture économiquement viable. Elle ouvre également de nombreuses pistes à approfondir pour renforcer la connaissance et la capacité d’accompagnement de la filière fruits.

Une approche quantitative permettrait d’évaluer la proportion des types de stratégies des exploitations sur le bassin de production ainsi que le poids que représentent les différents circuits de commercialisation pour celui-ci, en volumes et en chiffre d’affaires. C’est un approfondissement auquel nous avons renoncé durant cette recherche, d’une part parce qu’il nécessitait trop de moyens, et surtout parce qu’il n’était pas impératif pour comprendre les logiques à l’œuvre. Les circuits de commercialisation « de proximité » n’étant pas organisés et parfois informels, recueillir des informations quantitatives nécessiterait une enquête de terrain de grande ampleur503 réalisée par des personnes formées aux subtilités du fonctionnement et du vocabulaire de l’arboriculture et capables de gagner la confiance des professionnels. Malgré cette importante difficulté méthodologique, quelques repères quantitatifs faciliteraient l’orientation et le dimensionnement des accompagnements professionnels et publics.

La complexité des changements à l’œuvre dans la Moyenne Vallée du Rhône justifie par ailleurs de poursuivre et d’approfondir leur analyse, en continuant le suivi qualitatif de ce terrain. En particulier, la question de la structuration à venir des circuits de proximité pourrait être éclairée par le suivi des initiatives identifiées : celles réinvestissant le marché régional des fruits frais, ou encore les demandes d’approvisionnement local pour la restauration collective, et pour les IAA. Le cas de Rhône Fruit SA, qui se positionne sur le marché régional sans proposer une maturité particulière des fruits permettrait de tester l’importance de la prise en compte de cette qualité dans une telle démarche. Le cas de l’approvisionnement local de la restauration collective ou des IAA permettrait d’interroger les conditions de la construction de filières de proximité nouvelles, nécessitant des engagements réciproques en termes de qualité des fruits, de sécurité de l’approvisionnement, de logistique et de prix. Enfin, l’évolution continue du poids des collectivités et politiques territoriales dans ce qu’elles nomment la gouvernance alimentaire, pourrait aussi être observée, notamment à travers leur demande d’agriculture biologique, de circuits courts et d’approvisionnement local dans la restauration collective.

Enfin, une recherche comparative investie dans d’autres bassins de production fruitiers ou légumiers permettrait de renforcer la portée de nos résultats, en testant le caractère général des évolutions observées ici. Les travaux récents d’Eric Manouvrier (Manouvrier, 2008) concernant les bassins endiviers du Nord montrent également l’opposition entre une logique productive qui conduit à l’expansion de l’aire d’approvisionnement (tension centrifuge) et une initiative qui revendique une endive de qualité territoriale sur un terroir restreint (tension centripète). Quelles sont alors les stratégies développées par les acteurs individuels ? Comme dans la Moyenne Vallée du Rhône, jouent-ils sur une combinaison de circuits de commercialisation ou alors le caractère mono-produit de la production endivière ne le permet-il pas ? A ce titre, la production de primeurs du Comtat, par sa diversité, offre un exemple qui ressemble davantage au cas de la Moyenne Vallée du Rhône. Claudine Durbiano concluait son HDR il y a dix ans en préconisant d’explorer une voie de développement par « l’approvisionnement de proximité de l’agglomération avignonnaise » (Durbiano, 1997). Pour cela, elle recommandait une mise en marché fédérée qui pourrait être identifiée par une marque commune au contraire des pratiques individuelles des producteurs qui se concurrencent entre eux. Cette organisation n’a pas vu le jour. Quelques enquêtes sur ce terrain permettraient d’en préciser les raisons. Plus généralement aujourd’hui, la commercialisation « de proximité » apparaît désormais comme une voie de développement reconnue par les professionnels de la filière fruits et légumes française504. Mais la question des conditions organisationnelles permettant d’améliorer la lisibilité de cette commercialisation demeure posée. La désagrégation de l’organisation géographique de la filière entérinée par la réforme de l’OCM de 2007, crée un vide institutionnel d’autant plus défavorable à la structuration de circuits de proximité505. Les gouvernances mises en œuvre dans des exemples existants, comme les marques collectives « Maraîchers des Campagnes Lilloises » ou « Jardin du Pays d’Aubagne »506 seraient à analyser ainsi que leur articulation avec les circuits d’expédition. Ces différents éclairages permettraient de mieux distinguer ce qui est particulier au contexte de l’arboriculture de la Moyenne Vallée du Rhône de ce qui est commun aux filières fruits et légumes. Cela contribuerait à préciser davantage les facteurs de réussite ou d’échec des différentes formes de valorisation territoriale des fruits.

Pour terminer, la portée des apports théoriques peut également être discutée. Le cadre d’analyse élaboré, puis testé sur l’arboriculture de la Moyenne Vallée du Rhône, présente l’avantage d’élargir le champ de recherche concernant les formes de valorisation territoriale de l’agriculture. Il s’inscrit donc dans une posture volontairement exploratoire, dont l’ambition est d’appréhender l’ensemble des interrelations entre agriculture et territoire pouvant permettre une valorisation. Dans les faits, cette ambition s’avère difficile à réaliser. Ici, dans le temps de cette thèse, nous n’avons par exemple pas pu approfondir l’analyse des détaillants de fruits507. Ce cadre théorique apparaît finalement approprié pour des objectifs précis de recherche et de développement. Dans un objectif de définition de l’objet de recherche, il peut servir de grille exploratoire pour les chercheurs, permettant de délimitent et de cibler leur sujet vers une forme de valorisation territoriale donnée, ou vers une étape clef du processus de construction de la valorisation. Ce cadre théorique peut également être mobilisé dans un objectif de développement territorial. Un chargé de mission peut passer son territoire au crible de cette grille pour faire émerger des idées de formes de valorisation territoriale à accompagner.

Notes
503.

L’entretien téléphonique ne parviendrait pas à recueillir des informations quant aux circuits informels et aux chiffres d’affaires. Les producteurs enquêtés ont besoin d’être mis en confiance, et l’enquêteur doit être capable d’approfondir habilement le questionnement.

504.

La thématique des circuits de proximité prend une ampleur sans précédent dans la presse et les publications professionnelles. Etudiée par les organismes techniques interprofessionnels, les commerces de proximité (Cavard et Baros, 2005) ainsi que les circuits-courts dans les ceintures vertes périurbaines (Vernin et Baros, 2007) font l’objet d’études socio-économiques à l’échelle nationale. « Détail Fruits et Légumes » sensibilise les distributeurs en titrant : « L’approvisionnement local, une carte à jouer en magasin ! » (Gros, 2007). Un article du mensuel Végétable invite même à « Repenser la géographie de la filière fruits et légumes ». Partant d’une analyse économique et stratégique, il conclut à l’intérêt de reconstruire des filières sur la base de la satisfaction des consommateurs, de la proximité entre production et distribution, de la valorisation des terroirs et des compétences professionnelles françaises (Couffin, 2006). Dans un dossier plus important, intitulé « Eloge de la proximité », le rédacteur en chef du mensuel affirme : « Les circuits courts sont donc appelés à se développer de manière massive, diverse, jusqu'à ce qu'ils plafonnent à un niveau probablement important." (Harzig, 2008, p. 49).

505.

Le cas de la Bretagne, dont les OP se sont opposées à cette réforme en restant toutes adhérentes à l’ancien Comité Economique Breton (transformé en AOP de service) peut constituer un exemple de gouvernance régionale à étudier.

506.

La construction de cette initiative a été décrite par Jean-Noël Consalès (Consales, 2001). Il serait bon d’en faire un bilan aujourd’hui.

507.

Ce choix est justifié en introduction.