1.1.4.2. La théorie de la construction (« The constructionist theory », Graesser, Singer & Trabasso, 1994)

La théorie de la construction initialement proposée par Graesser, Singer et Trabasso (1994) nous semble être l’une des plus appropriées pour décrire le processus de compréhension. Centrée sur le principe de recherche de la signification (Stein & Trabasso, 1985), la théorie adopte explicitement deux hypothèses pour étudier le problème de la production d’inférences. La première hypothèse, l’hypothèse d’explication, établit que le lecteur essaie d’expliquer pourquoi les actions et événements sont mentionnés dans un texte. La seconde hypothèse, l’hypothèse de cohérence, établit que le lecteur essaie de construire une représentation cohérente à la fois au niveau local et global. Ces deux hypothèses constituent le support de prédictions distinctives quant aux types d’inférences élaborées au cours de la compréhension. En effet, la première hypothèse renvoie à la production d’inférences explicatives concernant les antécédents causaux et les buts superordonnés du personnage du récit tandis que la seconde hypothèse implique à nouveau la production d’inférences relatives aux antécédents causaux qui participent à l’établissement de la cohérence locale, mais également la production d’inférences relatives aux buts superordonnés et aux émotions des personnages car elles jouent un rôle dans les configurations d’intrigues globales du récit et sont donc nécessaires à l’établissement de la cohérence globale. Toutefois, les inférences qui sont prédites comme étant générées immédiatement ne le sont pas sous toutes les conditions. Le lecteur abandonne cette recherche de la signification lorsqu’il est convaincu que le texte manque de cohérence globale, lorsqu’il manque de connaissances antérieures lui permettant l’établissement d’explications et de cohérence globale, et lorsqu’il a des buts qui ne requièrent pas la construction d’un modèle de situation (i.e., lecture d’un article à la recherche de fautes).

L’étude de la production d’inférences renvoie à la distinction entre les inférences qui seraient générées au cours de la compréhension de celles qui seraient générées ultérieurement afin de répondre aux exigences d’une tâche de récupération, par exemple (Graesser et al., 1994; Graesser & Zwaan, 1995). Cette distinction est d’autant plus importante que les inférences produites au cours de la compréhension font partie intégrante de la représentation mentale construite. Durant les dix dernières années, les travaux menés ont révélé que, comme les chercheurs l’avaient prédit, seul un sous-ensemble d’inférences était construit durant la compréhension des textes narratifs. Comme nous l’avons déjà mentionné, la théorie de la construction prédit que les inférences relatives à l’antécédent causal, au but superordonné et aux réactions émotionnelles du personnage sont générées au cours de la compréhension alors que les inférences relatives à l’emplacement des objets dans l’environnement spatial et celles qui prédisent les futurs épisodes de l’intrigue ne sont pas construites spontanément. Toutefois, Graesser et al., 1994 ; Graesser & Zwaan, 1995) soulignent qu’il n’y a pas une série invariante d’inférences produites au cours de la compréhension lorsque l’on considère la variété des buts du lecteur. Les travaux de Morrow, Greenspan et Bower (1987) illustrent notamment que les inférences spatiales peuvent être générées au cours de la compréhension lorsqu’elles sont pertinentes pour le but du lecteur, tel que construire une image mentale vivace d’un cadre spatial et suivre l’emplacement des objets. Enfin, la théorie de la construction prédit que de nombreuses inférences dites élaboratives ne sont pas produites au cours de la compréhension car elles ne sont pas nécessaires pour construire une explication cohérente du contenu explicite des récits (i.e., conséquence causale, instantiation d’une catégorie de noms, instrumentale, buts et actions subordonnés, états). Néanmoins, elles seraient élaborées lors de la lecture en fonction des principes de convergence (convergence d’activation de multiples sources d’informations) et de satisfaction de contrainte de ces multiples sources d’informations.

Cette théorie de la production des inférences nous semble plus adaptée que la théorie d’un traitement minimal (McKoon & Ratcliff, 1992) dans la mesure où elle conçoit l’approche du phénomène de compréhension comme étant un processus dynamique au cours duquel le lecteur est capable de produire des inférences sur d’autres informations que celles qui sont très accessibles. Parallèlement, la théorie de la construction prend en compte le rôle des connaissances du lecteur dans le processus de compréhension puisqu’elle suggère l’intervention des connaissances du lecteur dans les inférences produites au cours de la lecture. Les inférences basées sur les connaissances sont construites lorsque des structures de connaissances antérieures sont activées en mémoire à long terme, et qu’un sous-ensemble de cette information est encodé dans la représentation du texte. Les connaissances antérieures consistent en des structures de connaissances spécifiques ou génériques qui sont pertinentes pour le texte. Les structures de connaissances spécifiques incluent la représentation en mémoire d’expériences particulières, de différents textes, de précédents extraits du même texte. Les structures de connaissances génériques incluent des schémas, des scripts, des cadres, des stéréotypes. Lorsqu’une structure de connaissance antérieure est très familière et par conséquent connue, la plupart de son contenu est activée en mémoire de travail avec un coût très faible pour les ressources de traitement en mémoire de travail. Les inférences dérivées des structures de connaissances spécifiques ou génériques pertinentes pour le texte sont désignées sous le terme d’inférences « extratextuelles » et sont distinguées des inférences de « connexion » qui relient la proposition en cours de traitement à un énoncé explicite antérieurement traité (Graesser & Bower, 1990; Trabasso & Suh, 1993). En résumé, pour chaque inférence, on considère la classe à laquelle elle appartient, à savoir immédiate versus rétroactive. Toutefois, le continuum entre les deux peut être expliqué par le degré avec lequel l’inférence est encodée, sachant qu’il peut être renforcé ou atténué en fonction de l’information reçue (Gernsbacher, 1990; Kintsch, 1988; McKoon & Ratcliff, 1992; Sharkey & Sharkey, 1992). De ces premières observations découlent un des principaux points forts de la théorie de la construction, à savoir qu’elle peut être intégrée à plusieurs modèles psychologiques de traitement de texte tels que le modèle de construction-intégration (Kintsch, 1988, 1992, 1998), et le modèle de construction de structures (Gernsbacher, 1990).

La validité de la théorie de la construction a été mise en évidence expérimentalement dans de nombreux travaux. O’Brien et Albrecht (1992) ont notamment obtenu des données contradictoires avec celles rapportées par McKoon et Ratcliff (1992). Ils ont montré que des lecteurs détectent les informations incohérentes au niveau global même lorsque la cohérence locale est maintenue. Dans leurs expériences, ils manipulaient la compatibilité de l’information relative à l’emplacement d’un personnage dans un environnement avec celle mentionnée ultérieurement dans le texte. L’information incompatible pouvait être aisément intégrée localement, mais difficilement intégrée quant à la cohérence globale du texte. Les auteurs ont observé que l’information spatiale incompatible avec la position initiale du personnage est détectée malgré le maintien de la cohérence locale. Dans une étude ultérieure, Albrecht et O’Brien (1993) ont répliqué ces résultats en manipulant la compatibilité des caractéristiques physiques du personnage et des actions qu’il entreprend, décrites ultérieurement dans le texte. Parallèlement, une étude de Huitema, Dopkins, Klin et Myers (1993) fournit des éléments empiriques opposés à ceux de McKoon et Ratcliff (1992) en utilisant pourtant un matériel similaire. En effet, les sujets devaient lire des récits qui étaient structurés de la façon suivante: le but du personnage était mentionné, puis quelques phrases intermédiaires étaient insérées avant qu’une action compatible ou non avec le but initialement mentionné ne soit décrite. Les auteurs ont observé une augmentation des temps de lecture lorsque la phrase décrivait une action incompatible, par rapport aux temps observés pour une phrase dont l’action était compatible. Cette augmentation des temps de lecture reflète donc que les lecteurs conservent un accès aisé aux informations de but initialement mentionnées. Ces résultats confortent la théorie de la construction ainsi que d’autres théories de la compréhension (Kintsch, 1988, 1992, 1998; van Dijk & Kintsch, 1983) selon lesquelles le lecteur maintient non seulement la cohérence locale, mais également la cohérence globale.