1.1.4.3. La production d’inférences

Le processus de compréhension tel que nous le décrivons ici est conçu comme un processus dynamique où la part du lecteur est prépondérante et ceci pour deux raisons. D’une part, le lecteur intègre au modèle de situation en cours de construction ses connaissances spécifiques ou générales sur le monde qui sont en rapport avec la situation décrite, et d’autre part, il construit un modèle dont le contenu est fonction de ses buts de compréhension. Il est largement admis que les connaissances du lecteur déterminent la compréhension et la mémorisation d’un texte. L’intervention des connaissances du lecteur dans le processus de compréhension est notamment reconnue par le modèle théorique de construction-intégration de Kintsch (1988, 1992, 1998), mais également par la théorie de la construction (Graesser et al., 1994) selon lesquels les connaissances du lecteur seraient une des principales sources d’inférences. Parallèlement, la théorie de la construction souligne l’importance des buts et stratégies de compréhension du lecteur (Graesser et al., 1994). L’intervention des buts du lecteur a été largement étudiée dans les travaux menés sur la construction et la mise à jour d’un modèle de situation, alors que la question de l’intervention de ses connaissances a été traitée sous deux aspects différents. Précisément, nous avons distingué deux types de travaux dont l’objectif est de rendre compte de l’intervention des connaissances dans le processus de compréhension.

Le premier corpus d’études, largement documenté, a été réalisé sur les connaissances personnelles des individus sur un domaine particulier et aboutissait à une distinction parmi les lecteurs selon qu’ils étaient considérés comme « experts » ou comme « novices ». Ce premier ensemble d’études, réalisées sur des thèmes très variés comme le sport, la biologie, l’histoire et la physique, a permis de montrer que les connaissances des lecteurs interviennent dans la construction d’un modèle de la situation décrite par le texte et non dans la construction d’un modèle du texte. Également, il a été précisé qu’un niveau élevé de connaissances sur le domaine évoqué par le texte permet au lecteur de palier aux faiblesses du texte en termes d’organisation et de précision, et qu’un traitement actif du texte est plus bénéfique pour le lecteur qui dispose d’un niveau élevé de connaissances.

Le second corpus d’études repose, quant à lui, sur une manipulation des informations qui sont fournies au lecteur préalablement à l’étude d’un texte ou au début du texte comme l’ont montré Pynte et Denhière (1982). Ils ont en effet observé que la présentation, dans la première phrase d'un récit, du thème qui va être développé, oriente les activités cognitives des sujets qui sélectionnent en priorité les informations relatives à ce thème. Aussi, l’activation de connaissances sur le domaine évoqué dans le texte guiderait le traitement des informations et le contenu du modèle de situation construit. Zwaan et van Oostendorp (1993) ont également montré que les connaissances du lecteur interviennent dans le processus de compréhension. Ils ont mis en évidence que le fait d’étudier une carte de l’environnement dont il est ultérieurement question dans le texte favorise la construction d’un modèle plus précis et plus rapidement accessible de la situation évoquée dans le récit que lorsque cette carte n’a pas été étudiée. L’activation de connaissances sur l’environnement semble donc déterminer la qualité du modèle de situation construit. Pourtant, relativement peu d’études se sont intéressées aux effets de l’introduction préalable d’informations spécifiques sur le processus de compréhension. Or, bon nombre de travaux, tels que ceux de Morrow, Greenspan et Bower (1987) présentés en détails dans la troisième partie de ce chapitre, étudient l’accessibilité du modèle de situation, construit à partir de la carte d’un environnement, au cours de la lecture d’une description des déplacements d’un personnage dans cet environnement. Nous suggérons ici que la présence de connaissances sur l’environnement est essentielle à la mise en évidence de la caractéristique dynamique du modèle de situation. La question de l’apport de connaissances préalablement à la lecture d’un texte implique de prendre en compte les effets de la modalité de présentation de ces informations. Dans une expérience (Blanc & Tapiero, 2001), il a notamment été montré que le modèle de situation construit à partir de la perception visuelle de la configuration spatiale d’un environnement était plus précis et plus rapidement accessible que celui construit à partir de la description verbale de cet environnement. Dans une étude ultérieure, Tapiero, 2000; Tapiero et Blanc, 2001, ont répliqué les précédents résultats et montré que la modalité carte favorise non seulement la construction d’un modèle de situation plus précis et plus rapidement accessible d’un environnement que la modalité texte mais facilite également son actualisation. Ces résultats sont compatibles avec Ferguson et Hegarty (1994) qui proposent deux raisons pour lesquelles la présence de la carte d’un environnement dont il est question dans le texte favorise la construction d’un modèle précis et rapidement accessible. Premièrement, une carte expose toutes les relations spatiales entre les éléments dans un environnement, alors qu’un texte décrit explicitement seulement quelques-unes de ces relations, ce qui implique que les autres doivent être inférées. Deuxièmement, une carte est déterminée dans le sens où chaque élément est décrit à un emplacement spécifique alors qu’un texte ne donne pas habituellement les informations métriques exactes concernant les emplacements des éléments, des valeurs par défaut étant utilisées pour les inférer (Mani & Johnson-Laird, 1982). En résumé, il est possible de manipuler les connaissances du lecteur sur la situation évoquée dans le texte (Morrow, Bower & Greenspan, 1989; Morrow, Greenspan & Bower, 1987) , et il est nécessaire de tenir compte de la modalité d’acquisition de ces connaissances (Blanc & Tapiero, 2001; Tapiero & Blanc, 2001 ; Tapiero, 2000). Cependant, relativement peu d’études ont étudié les effets de ce type de connaissances sur la construction et la mise à jour d’un modèle de situation. Un des principaux objectifs de notre travail est donc d’aborder cette question.