1.2.2.4. Les mécanismes de renforcement et de suppression

Les processus de construction de fondations, d'appariement et de changement sont contrôlés au cours de la lecture par deux mécanismes généraux que sont le renforcement et la suppression. Le rôle de ces deux mécanismes est de moduler l'activation des nœuds mnésiques activés par le traitement des nouvelles informations. Le mécanisme de renforcement conduit à une augmentation de l’activation des nœuds lorsque l’information qu’ils représentent est pertinente pour la structure en cours de développement alors que le mécanisme de suppression diminue l’activation des nœuds lorsque l’information qu’ils représentent n’est plus nécessaire à l’élaboration de la structure. Afin de tester l’existence de ces deux mécanismes, Gernsbacher et Faust (1991) ont réalisé une étude sur le traitement des homonymes. L’objectif principal était de montrer que la diminution d’activation de la signification inappropriée résulte de l’intervention d’un mécanisme actif de suppression. Ces auteurs ont présenté des phrases qui comportaient un concept auquel deux significations pouvaient être associées. Après le traitement de ce mot, les participants devaient effectuer une tâche de décision lexicale. Ils pouvaient voir apparaître à l'écran un pseudo-mot, un mot relié à l'une ou l'autre des significations ou un mot neutre (i.e., relié à aucune des significations). De plus, les auteurs ont fait varier le temps de présentation des mots (rapide : 16,7 ms/lettre versus lente : 50 ms/lettre) afin de tester l'activation des significations potentielles immédiatement après le traitement de l’homonyme (présentation rapide) puis après la mise en place des traitements guidés par les contraintes contextuelles (présentation lente). Les principaux résultats indiquent que le niveau d’activation de la signification appropriée ne varie pas en fonction du temps de présentation alors qu’une diminution du niveau d’activation se manifeste pour la signification inappropriée lorsque le temps de présentation augmente. Selon Gernsbacher et Faust (1991), ce premier résultat infirme l’hypothèse de l’intervention d’un mécanisme d’inhibition compensatoire dans la mesure où cette étude révèle que le déclin des significations inappropriées n'engendre pas une augmentation d'activation de la signification appropriée. De plus, l’absence de différence dans le niveau d’activation du mot neutre lors d’une présentation rapide ou lente suggère que la baisse d’activation de la signification non sélectionnée ne correspond pas à un simple déclin de l’activation. Ainsi, selon Gernsbacher et Faust (1991), la diminution de l'activation des significations non pertinentes résulte de l'intervention d'un mécanisme actif de suppression, guidé par les informations contextuelles, et non d’un simple déclin de l'activation. De plus, le mécanisme de renforcement conduit au maintien du niveau d'activation de la signification contextuellement appropriée. D'autres travaux ont mis en évidence que la répétition d'un nom anaphorique non seulement renforçait l'activation de ses antécédents mais parallèlement supprimait l'activation des autres concepts (Gernsbacher, 1989, 1990, 1991b ; Stevenson, 1986). Par exemple, Stevenson (1986) a montré que lorsque les lecteurs lisent des phrases telle que « Anne s’excuse auprès de Joan à la fin du cours parce qu’elle regrette d’avoir causé des problèmes. », le traitement du pronom « elle » engendre l’activation et le maintien en mémoire de « Joan »et « Anne ». Cependant, lorsque « Joan » est remplacée par « John », seul le personnage avec le genre approprié « Anne » est activé. Cette étude confirme ainsi que lorsque le contexte ne fournit pas d’éléments qui permettent de sélectionner l’information pertinente ou de supprimer celle inappropriée, l’ensemble des informations potentielles reste activé.

Le rôle crucial attribué par Gernsbacher à ces deux mécanismes conduit à percevoir le processus de compréhension dans ce modèle comme se déroulant en trois principales phases, les deux dernières impliquant une participation active du lecteur. Premièrement, une étape d’activation automatique d'un ensemble de nœuds en mémoire à long terme avec lesquels les informations en cours de traitement sont reliées, et ceci indépendamment de la pertinence et/ou du contexte. Deuxièmement, une phase de sélection qui conduit au maintien de l'activation des informations nécessaires au processus de compréhension et à la suppression de celles qui ne sont pas pertinentes pour la structure en cours d'élaboration. L'idée centrale à ce niveau est que cette sélection s'opère grâce à l'intervention de mécanismes non spécifiques au langage : le mécanisme de renforcement et le mécanisme de suppression. Enfin, la troisième étape peut être envisagée comme une phase d'intégration ou de mise à jour de la représentation au cours de laquelle les processus d’appariement et de changement interviennent. Le deuxième apport fondamental du modèle de construction de structures quant à la manière dont les lecteurs intègrent les nouvelles informations à celles préalablement rencontrées se situe au niveau de cette troisième étape. En effet, selon Gernsbacher (1990, 1995, 1996), le lecteur est capable, à partir de ses connaissances sur le monde ainsi que linguistiques, d'interpréter des indices de différentes natures (i.e., référentielle, temporelle, spatiale, causale et structurale) comme des signaux ou des consignes. Ces derniers conduisent le lecteur soit à intégrer les nouvelles informations à la sous-structure en cours de développement soit à construire une nouvelle sous-structure. La mise à jour de la représentation repose ainsi sur un principe de continuité situationnelle.

L'existence d'un processus d’appariement des informations aux structures mentales mises en place est étayée par des résultats qui montrent que ce processus repose sur la recherche d'informations reliées entre elles de façon cohérente, permettant d'assurer la continuité référentielle, causale, spatiale et temporelle. Ainsi Anderson, Garrod et Sanford (1983) ont montré que deux phrases sont lues plus rapidement si elles partagent un même cadre temporel, ce cadre pouvant être fortement relié aux connaissances personnelles du sujet concernant le temps que prennent différentes activités de la vie courante. Des résultats similaires ont été obtenus pour les dimensions causale et spatiale où la "cassure" de la continuité entraîne, comme pour les autres dimensions, un ralentissement du temps de lecture.

Enfin, le processus de construction d'une nouvelle structure à partir d'une information qui, parce qu'incohérente, ne pourrait pas s'intégrer au modèle en cours d'élaboration, a été mis en évidence par une augmentation des temps de lecture des phrases qui suivent la lecture de l'information incohérente avec le modèle élaboré (Anderson Garrod et Sanford., 1983).

L'existence de mécanismes de renforcement et de suppression qui accompagneraient les processus décrits par le modèle de construction de structures a été mise en évidence à l'aide de différentes situations expérimentales qui montrent qu'il y a, par exemple, inhibition des sens inappropriés activés à la lecture d'un homophone et renforcement du sens approprié, ou inhibition des référents potentiels auxquels peut renvoyer une anaphore (Gernsbacher, 1989).

Pour Gernsbacher, le mécanisme de suppression contribue de manière forte à l'élaboration d'une structure mentale cohérente.

Ce modèle nous apparaît particulièrement intéressant dans la mesure où il fait du maintien de la cohérence une dynamique fondamentale de la compréhension de textes. Par ailleurs, il tient compte de l'aspect multidimensionnel de la représentation élaborée en mémoire et enfin il distingue deux processus, celui qui consiste à enrichir la représentation et celui qui consiste à la modifier.

Ce modèle est pertinent pour notre recherche parce qu’il distingue deux processus : le mécanisme de renforcement, qui consiste à enrichir la représentation en développement ; et le processus de suppression, qui vise à la modifier. En outre, Gernsbacher (1990) souligne l’importance du caractère multidimensionnel de la représentation mentale en introduisant la notion de continuité situationnelle

Le modèle de Construction de Structures (Gernsbacher, 1990) complète cette théorie en ajoutant que le mécanisme de suppression permet l’activation du sens adéquat des mots en supprimant les sens les moins plausibles par rapport au contexte. L'étude de Gernsbacher et Faust (1991a ; 1991b) étaye et renforce les données précédemment décrites et met en évidence un processus actif de suppression des informations non pertinentes, proche de l’inhibition postulée par Kintsch (1988; 1998). Les auteurs avaient pour objectif de montrer que le traitement d'un mot ambigü conduit dans un premier temps à l'activation de toutes les significations potentielles stockées en mémoire et que les contraintes lexicales, syntaxiques et sémantiques engendreraient ultérieurement l'altération des significations inappropriées. Les auteurs ont présenté aux participants, mot par mot, des phrases qui contenaient un concept auquel deux significations pouvaient être associées (ex : Jack tried to punch ou Jack tried the punch). Après le traitement de la phrase, les participants devaient effectuer une tâche de décision lexicale. Ils pouvaient voir apparaître à l'écran, soit un pseudo-mot, soit un mot relié à l'une ou l'autre des significations (ex : HIT ou DRINK). Afin de tester l'activation des significations potentielles immédiatement après le traitement du mot puis après la mise en place des traitements guidés par les contraintes contextuelles, les auteurs ont fait varier le temps de présentation des mots de chaque phrase. Ainsi, dans une condition de présentation qualifiée de rapide, chaque mot apparaissait pendant 17ms par lettre auquel était ajoutée une constante de 150ms et, dans une condition dite lente le temps de présentation était de 50ms par lettre avec une constante de 450ms. Dans les deux conditions, un intervalle de 150ms était introduit entre la présentation de deux mots ; cet intervalle de temps était maintenu entre la présentation du mot ambigu et du mot testé lors de l'épreuve de décision lexicale. Les résultats ont montré une activation similaire pour les deux significations dans la condition rapide alors qu'une activation plus importante pour la signification appropriée apparaît dans la condition lente. Ainsi, les auteurs concluent que le traitement d'un mot à significations multiples engendre l'activation en mémoire de toutes les significations potentielles ; les contraintes de contexte sémantique et syntaxique conduisent dans un deuxième temps seulement au maintien de la signification appropriée et à la suppression des autres significations.

Le modèle de construction de structure apparaît alors comme une modélisation du processus de compréhension très complet. Toutefois, il me semble pertinent de souligner deux principaux points. Premièrement, bien que Gernsbacher (1990, 1995) s’attache à décrire en détail les processus et mécanismes mis en jeu lors de la sélection et de l’intégration des informations, l’auteur n’émet aucune hypothèse précise quant à la nature du processus sous-jacent à l’activation initiale des nœuds en mémoire. Or, les processus subséquents opèrent sur ce qui résulte de l’intervention de ce processus. La notion de cohérence ou continuité situationnelle comme principe de mise à jour constitue la seconde limite de ce modèle. Elle ne permet pas de rendre compte de l'ensemble des connexions nécessaires à la construction d'une représentation cohérente. Autrement dit, selon le modèle de construction de structures, les indices de cohérence guident l'appariement au sein d'une même sous-structure mais une autre question essentielle est de savoir comment les différentes sous-structures sont reliées entre elles afin d'engendrer une représentation cohérente de l'ensemble des informations d'un texte. Le principe de continuité situationnelle sera discuté plus largement dans le cadre du modèle d’indexage d’événements (Zwaan, Langston, & Graesser, 1995 ; Zwaan & Radvansky, 1998) qui repose fondamentalement sur ce principe.