1.3.2. La mise à jour de la représentation (Morrow, Greenspan, & Bower, 1987)

Les travaux de Morrow, Greenspan et Bower (1987) fournissent des éléments empiriques compatibles avec l’idée selon laquelle la représentation mentale est organisée autour du personnage du récit et soulignent parallèlement la caractéristique dynamique des modèles de situation. Précisément, leur principal objectif était de montrer que l’accessibilité des différents éléments constitutifs du modèle de situation est fonction de leur pertinence du point de vue du personnage du récit. Dans leurs expériences (Morrow, Greenspan & Bower, 1987), les sujets devaient mémoriser la carte d’un environnement, un centre de recherche, où l’emplacement de nombreux objets dans différentes pièces était précisé. Après avoir mémorisé cette carte, les sujets devaient lire des récits décrivant les actions du personnage principal se déplaçant à travers l’environnement préalablement mémorisé en vue de réaliser un but particulier. Aussitôt après la présentation de la phrase critique décrivant le personnage comme se déplaçant, la lecture était interrompue par la présentation d'une paire d'objets ou d'une paire constituée du nom du personnage et d'un objet. La tâche des sujets était de juger si les objets, ou le personnage et l'objet cible, étaient situés dans la même pièce ou dans des pièces différentes de l’environnement. Les résultats indiquent la présence d’un gradient spatial selon lequel l’accessibilité des objets est fonction de la position actuelle du personnage dans l’environnement. En d’autres termes, plus les objets sont distants du personnage, plus difficile est leur accès. Par conséquent, les sujets sont plus rapides pour juger deux objets comme appartenant à la même pièce quand ils sont placés dans la pièce actuellement occupée par le personnage (pièce but) plutôt que dans une pièce qu’il occupait précédemment (pièce source). Morrow, Greenspan et Bower (1987) se sont attachés à démontrer que l’occurrence de cet effet ne reposait pas sur un effet de récence dans la mesure où des résultats identiques étaient observés même lorsque la pièce but n’était pas la plus récemment mentionnée avant l’apparition des couples de mots à juger. Parallèlement, les auteurs ont mis en évidence que les objets d’une pièce par laquelle le personnage doit passer pour se rendre dans la pièce but sont plus rapidement accessibles que ceux de la pièce dont il provient, et ceci bien que la pièce traversée ne soit pas explicitement mentionnée dans le récit. Ce résultat est particulièrement important puisqu’il confirme que le gradient spatial observé ne dépend pas du fait de la mention des pièces but et source du personnage. A partir de ces résultats, Morrow, Greenspan et Bower (1987) en ont conclut que les lecteurs se focalisent sur les informations spatiales pertinentes à la perspective du personnage. Les données de ces auteurs semblent indiquer que les lecteurs mettent à jour, en temps réel, leur modèle de situation spatial puisqu’ils suivent l’emplacement du personnage décrit. En d’autres mots, le personnage « ici et maintenant » dirige l’accessibilité des objets de l’environnement dans la représentation. Le modèle de situation spatial prend donc en compte la structure spatiale de la situation décrite dans le récit dont les éléments sont plus ou moins activés durant la lecture, selon les liens qui les unissent au personnage du récit. Dans une étude ultérieure, Morrow, Bower et Greenspan (1989) ont répliqué les présents résultats et ont apporté des éléments nouveaux en faveur de l’existence de ce gradient spatial. En effet, ils ont mis en évidence que les objets de la pièce actuellement occupée par le personnage ne sont pas toujours les plus accessibles. En réalité, c’est moins le lieu où se trouve physiquement le personnage que celui auquel il pense qui est important. Dans ce cas, ce sont les objets de la pièce à laquelle le personnage pense qui sont les plus accessibles. Ces premiers résultats sont donc en faveur de l’hypothèse selon laquelle la mise à jour de la représentation est un processus immédiat.

Les travaux de ces auteurs sont à l’origine de nombreux travaux qui ont tenté d’apporter des éléments complémentaires quant à la validité et la stabilité du gradient spatial observé. La plupart des travaux menés avait pour objectif de tester les questions qui pouvaient être formulées à l’égard des conclusions issues des travaux de Morrow et al., (1987, 1989). Nous avons choisi de rapporter ici ces différentes études dans la mesure où elles fournissent des informations précises sur le fonctionnement du processus de mise à jour du modèle de situation. Précisément, elles participent à l’identification des facteurs susceptibles d’intervenir sur ce processus.

La première étude réalisée dans le prolongement de celle de Morrow et al., (1987, 1989) avait pour principal objectif d’examiner si le gradient spatial obtenu était fonction des exigences de la tâche à laquelle le lecteur était confronté. Gray-Wilson (1990) notamment n’était pas parvenu à répliquer les résultats de Morrow, Greenspan et Bower (1987) dans des conditions expérimentales similaires. Elle en a donc conclu que les conditions d'apprentissage et de test affectent la façon dont les modèles de situation sont construits ou accessibles. Aussi, Gray-Wilson, Rinck, McNamara, Bower et Morrow (1993) se sont intéressés à la tâche de jugement sur laquelle sont basés les résultats de Morrow et al., (1987, 1989), et ont mis en évidence les limites de l’apparition du gradient spatial précédemment observé. Gray-Wilson et al., (1993) ont donc repris une procédure identique à celle utilisée par Morrow et al., (1987, 1989): la mémorisation de la carte de l’environnement spatial précédait la lecture d’une série de récits sur les déplacements d’un personnage dans cet environnement. L’accessibilité de l’information était mesurée périodiquement par la présentation d’une paire d’objets de l’environnement qui interrompait la lecture des récits. La tâche des sujets était d’indiquer le plus justement et le plus rapidement possible si les objets cibles se trouvaient dans la même pièce ou dans des pièces différentes de l’environnement mémorisé. Bien que les sujets recevaient la consigne de lire attentivement le texte (expérience 1), ou de maintenir l’image de l’environnement à l’esprit et de suivre le personnage dans ses déplacements (expérience 2), les auteurs n’ont pas répliqué le gradient spatial mis en évidence par Morrow et al., (1987, 1989). Toutefois, la présence d’une consigne de lecture spatiale (expérience 2) favorisait, dans l’ensemble, l’accessibilité des éléments de l’environnement représentés en mémoire. Par contre, dès que le matériel était modifié de façon à comporter des paires cibles comprenant le nom d’un personnage et le nom d’un objet, comme c’était le cas dans le matériel de Morrow et al., (1987, 1989), les auteurs observent une augmentation générale des temps de réponse à mesure que la distance entre les objets et le protagoniste augmente (expériences 3 et 4). Ainsi, sans ce type de cible, les auteurs n’ont trouvé aucune preuve en faveur du fait que les sujets construisent habituellement un modèle de situation où l’information détaillée sur l’emplacement spatial du personnage est représentée. Les conditions sous lesquelles les lecteurs construisent et accèdent à des modèles détaillés de la situation sont donc limitées par les exigences de la tâche (i.e., paire comprenant le nom du personnage), et par les buts des lecteurs induits par la consigne donnée. Il ressort donc de ces travaux qu'il est nécessaire de tenir compte des exigences des épreuves proposées au lecteur et de ses buts de compréhension lorsqu’on étudie l’accessibilité des éléments de la représentation. En d’autres termes, si l'on veut examiner l'information spatiale présente dans le modèle de situation construit par les sujets durant la compréhension d’un texte, il est nécessaire de proposer une tâche dans laquelle cette information porte directement sur les buts des lecteurs. Les travaux de ces auteurs nous ont paru essentiels car ils suggèrent que la mise à jour de la représentation n’est pas spontanément réalisée et qu’elle dépend des conditions expérimentales auxquelles le lecteur est soumis. Ainsi, la caractéristique dynamique du modèle de situation serait fonction des exigences des épreuves proposées au lecteur.

Dans la lignée de ces travaux, Haenggi, Gernsbacher et Bolliger (1994) ont étudié si les lecteurs construisent des modèles de situation spatiaux détaillés qu’ils mettent à jour au cours de la lecture en fonction des déplacements du personnage dans un environnement différent de celui précédemment utilisé (Morrow et al., 1987, 1989). Ils ont utilisé l’environnement spatial d’un château que les participants devaient mémoriser avant de lire des récits sur les actions d’un personnage dans cet environnement. Adoptant la procédure de Morrow et al., (1987, 1989), la lecture était périodiquement interrompue, après la description du déplacement du personnage, par la présentation d’un couple de mots qui référait soit à deux objets situés dans la pièce actuellement occupée par le personnage, soit au nom du personnage et d’un objet de la pièce qu’il occupait, soit à deux objets issus tous deux d’une autre pièce que celle impliquée dans le déplacement, soit à deux objets appartenant à des pièces différentes de l’environnement. Les auteurs soulignent notamment l’inclusion volontaire de couples comprenant le nom du personnage de sorte que les buts du lecteur soient orientés vers le suivi des informations spatiales de la situation décrite (McNamara, Bower & Morrow, 1993). Les données de cette étude fournissent des éléments en faveur de l’existence du gradient spatial, les participants étant les plus rapides pour répondre aux couples d’objets situés dans la pièce occupée par le personnage. Les travaux de ces auteurs présentent un double intérêt. Non seulement ils confirment que le lecteur est capable de suivre le personnage dans ses déplacements et par conséquent de mettre à jour son modèle de situation lorsque cela est nécessaire, mais également ils vérifient la stabilité du gradient spatial dans la mesure où cet effet est reproduit à partir d’un autre environnement que celui utilisé dans les expériences antérieures. Toutefois, les auteurs soulèvent un biais possible pouvant provenir de leur matériel dans la mesure où la pièce but du personnage était explicitement mentionnée dans les phrases du récit qui précédaient le jugement des couples de mots. Aussi, ils ne peuvent totalement écarter l’explication selon laquelle leurs résultats pourraient provenir d’un effet d’amorçage basé sur le nom de la pièce but du personnage. Haenggi, Kintsch et Gernsbacher (1995) ont donc tenté d’apporter des éléments de réponse à cette question en utilisant la procédure de Morrow et al., (1987, 1989). Ils ont montré, que même en l’absence d’une mention explicite de la pièce but, le gradient spatial était observé. Par conséquent, l’apparition du gradient spatial ne peut être expliquée par la seule mention de la pièce but du personnage et ne provient donc pas d’un effet d’amorçage. Ces travaux ont également fourni une explication de l’apparition du gradient spatial au sein du modèle de construction-intégration (Kintsch, 1988, 1992, 1998). Comme nous l’avons déjà mentionné lors de la présentation de ce modèle, les simulations réalisées démontrent qu’un réseau enrichi de connaissances facilite l’intégration des informations du texte dans une représentation mentale détaillée de la situation. Les études de Haenggi et al., (1994, 1995) confortent donc l’idée selon laquelle la mise à jour du modèle de situation est un processus immédiat lorsque l’épreuve proposée au lecteur l’exige. La mise à jour apparaît comme étant fortement dépendante des exigences des épreuves proposées au lecteur.

Rinck et Bower (1995) se sont également intéressés à ce point et se sont attachés à démontrer que la procédure utilisée dans les travaux de Morrow et al., (1987, 1989) n’est pas à l’origine de l’apparition du gradient spatial. Leur but était de tester si le jugement des paires d’items effectué au cours de la lecture pouvait avoir incité le lecteur à suivre les déplacements du personnage, ce qui expliquerait l’occurrence d’une facilitation pour les objets spatialement proches du personnage. En d’autres termes, la question était de savoir si, en l’absence de cette tâche, l’accessibilité des éléments reste dépendante de la position actuelle du personnage dans l’environnement. Rinck et Bower (1995) ont repris le matériel de Morrow, Bower et Greenspan (1989) et l’ont modifié de sorte que les paires d’items à juger étaient remplacées par des phrases cibles qui référaient à des objets de l’environnement. Les objets mentionnés se trouvaient soit dans la pièce actuellement occupée par le personnage, soit dans la pièce qu’il a traversée et qui n’avait pas été explicitement mentionnée, soit dans la pièce source, soit dans une autre pièce de l’environnement. Rinck et Bower (1995) faisaient l’hypothèse que la stratégie de focalisation sur le personnage du récit, observée dans les travaux de Morrow et al., (1987, 1989) et ceux qui en découlent (Gray-Wilson et al., 1993; Haenggi, et al., 1994, 1995), devrait faciliter la mise à jour du modèle de situation. Les informations pertinentes du modèle de situation devraient donc être plus accessibles et permettraient d’interpréter les nouvelles phrases du récit. Aussi, les phrases qui réfèrent à des objets spatialement proches du personnage devraient être plus facilement intégrées dans le modèle de situation que les phrases qui réfèrent à des objets distants. Rinck et Bower (1995) ont obtenu des résultats qui confirmaient leurs attentes, à savoir que les temps de lecture des phrases cibles reflètent les temps de réponse observés aux paires d’items utilisées dans les études de Morrow et al., (1987, 1989). En utilisant une procédure différente, ils ont confirmé l’existence du gradient spatial précédemment observé selon lequel l’accessibilité des éléments de l’environnement augmente à mesure que la distance qui les sépare du personnage réduit. Ainsi, il ressort de ces travaux que le lecteur construit et révise sa représentation du récit, en prenant en considération les informations explicites et les inférences qui sont pertinentes du point de vue du personnage.

Enfin, dans une étude récente, Rinck, Williams, Bower et Becker (1996) ont étudié les effets de cinq facteurs sur l’apparition du gradient spatial initialement reporté par Morrow et al., (1987, 1989). Dans une première expérience, ils ont non seulement manipulé la modalité d’acquisition des connaissances sur l’environnement, soit une carte soit un texte descriptif, mais ont également choisi un autre environnement que le centre de recherche utilisé jusqu’ici, excepté par Haenggi, Gernsbacher et Bolliger (1994). En appliquant une procédure identique à celle décrite pour les expériences précédentes, les auteurs ont mis en évidence que l’apparition du gradient spatial est indépendante de la modalité d’acquisition de connaissances sur l’environnement, ainsi que du type d’environnement impliqué. Concernant la modalité d’acquisition de connaissances sur l’environnement, elle exerçait principalement un effet sur le temps mis pour construire une représentation précise de l’environnement. Conformément à de nombreuses expériences réalisées sur les représentations spatiales d’environnements fictifs (Blanc, 1999; Blanc & Tapiero, 2001; Tapiero & Blanc, 2000; Taylor & Tversky, 1992), la modalité carte favorisait la construction d’un modèle de situation plus précis par rapport à la modalité texte. Dans une deuxième étude, ils ont montré que l’apparition du gradient spatial est indépendante de la langue utilisée et des exigences de la tâche proposée. Précisément, les résultats ont été répliqués avec une population d’étudiants allemands (par rapport à une population d’étudiants américains pour l’expérience 1) et la mesure de l’accessibilité des éléments était effectuée, non pas à l’aide de la tâche de jugement des paires cibles, mais à partir de la lecture de phrases cibles sur les objets de l’environnement (voir Rinck & Bower, 1995). Enfin, dans une troisième étude, ils ont mis en évidence que le gradient spatial peut être observé avec une tâche cognitive autre que celle de la compréhension de récit, à savoir une épreuve d’imagerie mentale (voir Denis & Cocude, 1989, 1992; Kosslyn, Ball & Reiser, 1978). Aucun récit n’était utilisé dans cette expérience et l’épreuve proposée consistait à visualiser mentalement des déplacements imaginaires dans l’environnement. Spécifiquement, les participants lisaient une série de déplacements à effectuer mentalement dans l’environnement. Des paires cibles leurs étaient aléatoirement présentées et ils devaient juger si les éléments appartenaient à la même pièce ou à des pièces différentes de l’environnement. Cette dernière étude met en évidence la généralité du processus de mise à jour étudié dont l’occurrence est indépendante de l’environnement utilisé et de son mode d’acquisition, de la langue maternelle du lecteur, et de la tâche cognitive à effectuer. Ainsi, l’ensemble des études réalisées dans le prolongement de celles de Morrow et al., (1987, 1989) que nous avons décrites ici sont en faveur de l’hypothèse selon laquelle la mise à jour du modèle de situation est un processus immédiat. En effet, le lecteur est capable d’intégrer, au cours de la compréhension, les déplacements d’un personnage dans un environnement précédemment mémorisé (Bower & Morrow, 1990; Glenberg et al., 1987; Gray-Wilson et al., 1993; Haenggi, Gernsbacher & Bolliger, 1994; Haenggi, Kintsch & Gernsbacher, 1995; Morrow, 1985). La mise à jour est présentée comme se produisant au cours de la lecture, le lecteur modifiant son modèle de situation de sorte que les éléments les plus pertinents soient les plus accessibles. Cependant, les caractéristiques de la procédure utilisée ont fait l’objet de nombreuses critiques dans la mesure où elles ne placent que rarement le lecteur dans des conditions de lecture naturelle. de Vega (1995) ainsi que Zwaan et van Oostendorp (1993, 1994) ont notamment montré que, la mise à jour n’est pas spontanément effectuée dans des conditions de lecture plus naturelles.