Chapitre 2 : L’inhibition et la suppression deux processus distincts ?

2.1. Objectifs

Notre objectif principal est d’étudier de manière approfondie le processus d’inhibition défini par Kintsch (1988, 1992, 1998) et le mécanisme de suppression défini par Gernsbacher (1990). Nous souhaitons étudier ces processus en fonction de la dimension spatiale définie comme source de cohérence dans la construction du modèle de situation. Nous prenons également en compte l’influence des capacités mnésiques (en particulier les capacités visuo-spatiales) des lecteurs sur la construction du modèle de situation spatial.

Les théories de Kintsch (1988) et de Gernsbacher (1990) nous incitent à percevoir les processus d’inhibition et de suppression comme fonctionnant de manière distincte chez le lecteur. Pour Kintsch, il s’agit d’un processus d’inhibition automatique, ce qui revient à dire que les significations contradictoires sont supprimées de la représentation mais sont toujours disponibles dans la structure mentale.Si c’est un mécanisme de suppression stratégique qui intervient, une possibilité est que les sens non pertinents soient éliminés de la représentation, sans pouvoir être récupérés. Les deux auteurs ne précisent cependant pas dans leur théorie les conséquences de ces processus sur la représentation mentale quant à une possible réactivation ou non des informations.

Afin d’apporter des précisions par rapport aux modèles de Kintsch (1988) et Gernsbacher (1990) sur la nature de ces processus et d’apporter les compléments aux modèles théoriques, nous avons construit un paradigme expérimental inspiré des modèles développés par Kintsch (1988, 1992, 1998) et par ceux qui sont développés par Gernsbacher (1990), Gernsbacher et Faust (1991a, 1991b), mais en y apportant des modifications substantielles. Tout d’abord, nos travaux portent sur des textes entiers (10 à 12 phrases) et non pas simplement sur des phrases isolées. En effet, nous avons choisi un protocole nous permettant de rendre compte du processus d’inhibition et du mécanisme de suppression sur la construction de l’ensemble du modèle de situation et pas seulement en termes de cohérence locale (i.e. au niveau des phrases) (McKoon & Ratcliff, 1989 ; Myers & O’Brien, 1998). De plus, nous avons manipulé dans les textes construits des informations pertinentes et non pertinentes. En effet, les textes ne contiennent pas d’informations incohérentes. S’il est établi que les informations incohérentes (c’est-à-dire des informations contradictoires avec la représentation mentale en cours de construction) sont inhibées et/ou supprimées de la représentation mentale du texte, aucune recherche n’a été effectuée sur les informations non pertinentes d’un texte. Nous pouvons penser que lorsqu’une information devient non pertinente (sans être contradictoire) pour la représentation mentale en cours de construction elle subit une inhibition et/ou une suppression comme une information incohérente.

Nous avons construit des textes contenant deux informations spatiales (informations A et B). Il s’agissait d’un personnage se déplaçant dans un environnement. Chaque texte abordait une thématique donnée (ex : visite de musée, promenade en ville…) et nous manipulions la quantité de phrases faisant référence aux informations spatiales. Ainsi, nous avons pu créer plusieurs versions de chaque texte. Pour chaque protocole et dans au moins une des versions de chaque texte, lors du déplacement du personnage, l’une des informations spatiales devenait « non pertinente » pour la représentation mentale en cours de construction. De plus, nous avons élaboré différentes épreuves afin de pouvoir tester l’activation, la suppression, l’inhibition et la réactivation des informations. Les protocoles construits étaient assez complexes, puisqu’il y avait à chaque fois plusieurs textes dans plusieurs versions et plusieurs épreuves proposées au sujet. L’intérêt était de voir la mise en place des différents processus à la fois sur le même texte et pour un même sujet.

Dans notre première expérience, l’objectif était d’étudier expérimentalement la mise en place et le maintien de la cohérence de la représentation mentale lors de la lecture d’un texte, et de mettre en évidence la suppression (et/ou inhibition) et la réactivation d’une information de nature spatiale, en prenant en compte la capacité mnésique visuo-spatiale des sujets. Les résultats de cette première expérience nous ont conduit à penser que les processus d’inhibition et de suppression ne sont pas incompatibles, et qu’ils pourraient être mis en place ensemble selon la quantité des informations (i.e. le nombre de phrases) présentées dans un texte.

Dans la seconde et la troisième expérience, notre objectif était de distinguer l’inhibition de la suppression d’une information en compréhension de texte et de comprendre comment un lecteur parvient à construire une représentation mentale cohérente d’un texte (i.e., modèle de situation). Le protocole expérimental mis en place dans les expériences 2 et 3 avait pour objectif de tester cette distinction.

L’expérience 2 ne nous a pas permis de distinguer précisément les deux processus. Nous avons pensé que l’inhibition et la suppression pourraient être mise en place l’une après l’autre. Nous avons mené une troisième expérience afin d’obtenir des informations sur la mise en place de l’inhibition et de la suppression et pour tester cette mise en place en fonction de la cohérence spatiale d’un texte. Dans cette expérience, nous avons cherché à étudier de manière plus fine le décours temporel, notre objectif était d’étudier la mise en place de l’inhibition puis de la suppression.

Pour la quatrième expérience, nous nous sommes inspirées des résultats des autres expériences. La théorie de Kintsch (1988) sur la construction d’un modèle de situation prévoit l’intervention d’un processus d’inhibition, automatique et précoce des informations contradictoires avec le modèle de situation en cours de construction. Gernsbacher (1990), pour sa part, mentionne un mécanisme de suppression, stratégique et plus tardif des significations inappropriées lors de la construction d’un modèle de représentation. Dans les précédentes expériences, nous avons voulu mettre en évidence la coexistence de ces deux processus et déterminer la manière dont ils intervenaient dans l’élaboration d’une représentation mentale d’un texte pour des informations non pertinentes. Dans cette dernière expérience, notre objectif était d’étudier l’influence du type d’information présentée dans un texte sur la construction d’une représentation mentale et plus particulièrement sur la mise en place de l’inhibition et de la suppression. Nous pensons que le processus d’inhibition intervient pour des informations incohérentes (i.e. contradictoires), alors que le mécanisme de suppression intervient pour des informations non pertinentes. Nous avons voulu compléter nos recherches en modifiant notre protocole expérimental en manipulant des informations pertinentes, non pertinentes et incohérentes. Enfin, nous nous intéresserons à l’impact des capacités mnésiques (mémoire de travail) des lecteurs sur la qualité du modèle de situation construit. Pour cela, nous avons repris l’épreuve de Corsi utilisée dans l’expérience 1.