2.2.5. Discussion

La compréhension d’un texte nécessite la construction d'une représentation mentale cohérente au cours de la lecture, appelée modèle de situation par van Dijk et Kintsch (1983). Cette représentation finale résulte de l’interaction entre les informations issues du texte et les connaissances du lecteur. Kintsch (1988) et Gernsbacher (1990) ont mis en évidence un processus de suppression (ou d’inhibition) assurant le maintien de la cohérence malgré la présence d’informations textuelles non pertinentes ou incohérentes. Nous avons étudié ce processus, en l’appliquant à une des dimensions source de cohérence du modèle de Gernsbacher : la dimension spatiale. L’objectif de notre recherche était d’évaluer la mise en place de ce processus en relation avec cette dimension en fonction des capacités mnésiques des sujets. Nous avons fait l’hypothèse que pendant la lecture d’un texte le lecteur focalise son attention sur les informations en cours de traitement. Les autres informations déjà traitées sont mises en arrière-plan de la représentation et sont donc inhibées au regard de la représentation mentale, en cours de construction. Elles sont néanmoins toujours actives en mémoire à long terme, et pourront donc être réactivées. Nous avons prédit (hypothèse 1) que lorsque les lecteurs lisent un texte sur un environnement spatial avec deux informations non pertinentes, ils élaborent une représentation mentale en prenant en compte, dans un premier temps, les deux informations. Cependant, seule une des deux informations sera conservée en mémoire de travail, alors que l’autre information sera mise en arrière-plan ou supprimée de la représentation en fonction des buts du lecteur. Une information qui est mise en arrière-plan peut être supprimée de la représentation si aucun élément ne vient la renforcer mais elle est encore accessible à la représentation mentale, et peut être réactivée si des éléments viennent la renforcer. Construire une représentation mentale, c’est relier les informations en cours de traitement à celles préalablement traitées, ces dernières pouvant être plus ou moins distantes de l’information en cours de traitement. Ce processus d’élaboration et/ou de maintien de la cohérence fait intervenir la mémoire de travail. L’étude de l’élaboration de la cohérence, et notre intérêt pour les informations spatiales nous ont conduit à nous intéresser à l’implication du calepin visuo-spatial de la mémoire de travail ainsi que la capacité des sujets à élaborer des images mentales durant la lecture de textes. Nous avons émis l’hypothèse (hypothèse 2) que les lecteurs avec un empan visuo-spatial élevé et avec une grande capacité d’imagerie devraient être plus à même d’inhiber les informations non pertinentes du texte et de réactiver les informations lues antérieurement que les lecteurs avec un empan visuo-spatial plus faible et une faible capacité d’imagerie.

Sur la base des observations de Gernsbacher (1990), la présence d'un mécanisme d'inhibition des informations non pertinentes se traduit par une augmentation des temps de lecture. Conformément à nos hypothèses, les lecteurs semblent avoir supprimé l’information B. En effet, les temps de lecture de la première phrase de la partie développement de B sont significativement plus longs que ceux de la première phrase de la partie renforcement de A. Ces résultats semble indiquer que les sujets ne conservent dans la représentation mentale que l’information A et qu’à la lecture de la partie développement de B, ils réintègrent l’information B qu’ils avaient mise en arrière-plan, et qui n’a donc pas été complètement supprimée.

Les résultats semblent aussi montrer que lors de la lecture de la partie développement de A, les sujets construisent une représentation mentale, alors que lors de la lecture de la partie renforcement de A, ils ne font que compléter la représentation mentale en construction, c’est-à-dire la mettre à jour. Cette explication semble plausible puisque les temps de lecture sont plus courts pour la partie renforcement de A.

La construction d’une représentation mentale cohérente entraîne le stockage d’une grande quantité d’informations. Nous pensions que plus la quantité de données textuelles relatives à une information serait grande, plus il serait facile pour le sujet de reconnaître un mot cible relatif à cette information. Les résultats obtenus nous montrent qu’au contraire plus la quantité d’informations stockée est grande plus le sujet met du temps pour reconnaître un mot.

Ainsi, si nous interprétons les temps de reconnaissance correcte des mots en partant du principe que plus les temps de reconnaissance sont longs plus la quantité de données textuelles relatifs à l’information stockée est importante, alors nos résultats mettent en évidence que la quantité d’informations A en mémoire de travail des sujets est plus importante que l’information B.

L’analyse des temps de reconnaissance des mots a permis de mettre en évidence que les mots cible de l’information intégrée dans la représentation mentale en construction (information A) étaient plus difficilement reconnus que les mots cibles de l’information sensée être supprimée de la représentation (information B). Nous attendions au contraire que les mots cibles de l’information présente dans la représentation mentale construite soient plus facilement reconnus par les lecteurs, c’est-à-dire que le mot A soit reconnu plus rapidement que le mot B. Ce résultat inattendu pourrait être expliqué en termes de quantité d’informations. En effet, il semble que plus le nombre d’informations stockées en mémoire est important, plus il faut de temps pour reconnaître un mot en lien avec cette information. Dans le cas de l’information B, bien que celle-ci soit mise en arrière-plan de la représentation mentale, la quantité d’informations disponible est moins importante et le mot est donc reconnu plus vite. Ceci pourrait également signifier que l’information B n’est pas présente dans la représentation construite mais qu’elle est encore active en mémoire de travail. Notre hypothèse de mise en arrière-plan d’une information (ici l’information B) au profit de l’information sur laquelle se focalise le sujet serait compatible avec ce résultat.

Les résultats pour le pourcentage de réponses correctes concordent avec le pattern de résultats des temps de reconnaissance correcte. Nous pensions observer un nombre d’erreurs plus important pour les mots cibles B, surtout dans les versions où l’information B n’est pas redonnée au sujet. En fait, le mot A est mieux reconnu dans la version des textes où la partie développement de B est présentée au lecteur. Nous pouvons expliquer ces résultats en fonction de la quantité d’informations disponibles. Le mot A est mieux reconnu dans la version développement de B car dans cette version l’information A a été mise en arrière plan par la réactivation de l’information B, la quantité d’information relative à A est moins importante ce qui explique le pourcentage de réponses correctes plus élevé. Pour la reconnaissance du mot B, le pourcentage de réponses correctes est plus élevé dans les textes ou la partie développement de A est présentée seule, et pour la version développement de B, car lors de la lecture de ces textes, une grande quantité d’informations B est encore présente en mémoire. Par contre le pourcentage de réponses correctes est très élevé dans la version renforcement de A des textes, car l’information B est censée être inhibée, et donc la quantité d’informations disponibles assez faible. Nous n’observons pas de différence dans les pourcentages de bonnes réponses pour les mots neutres ce qui est logique puisque la quantité d’informations disponibles relatives au début du texte est la même quel que soit le texte lu par les sujets.

Pour les mots reliés à A et à B les sujets devaient répondre non. Le pourcentage d’erreurs est le plus élevé pour la version renforcement de A pour le mot relié à A et pour la version développement de B pour le mot Relié à B. Les sujets commettent plus d’erreur pour reconnaître un mot relié à une information dans les versions des textes où cette information est la plus développée, donc la plus activée en mémoire. Nous pouvons donc penser que les sujets répondent plus facilement lorsqu’ils ont une quantité de donnée textuelle relative à l’information moins importante. En effet les sujets font moins d’erreur pour répondre non au mot relié à B lorsque celui est présenté après le développement de A ou le renforcement de A.

Dans notre deuxième hypothèse, nous nous sommes intéressés à la question de l’intervention du calepin visuo-spatial de la mémoire de travail dans la compréhension de textes (Kruley, Sciama et Glenberg, 1994). Ici, nous supposons son intervention dans le traitement des informations spatiales.

Les résultats des temps de lecture des phrases n’ont pas mis en évidence l’intervention du calepin visuo-spatial dans le traitement d’informations de nature spatiale dans la lecture de texte. Par contre, l’analyse de variance des temps de reconnaissance correcte nous a permis de mettre en évidence son intervention. En effet, nous observons une interaction entre le type de mots présentés et l’empan du sujet. Par contre, là encore, il semble que contrairement à nos prédictions, les sujets avec un empan élevé mettent plus de temps à reconnaître le mot cible de l’information A, probablement parce que la quantité d’informations relative à l’information A stockée en mémoire est plus importante pour ce groupe de sujet. Nous observons aussi le même effet avec les temps de reconnaissance des mots neutres. Les sujets avec un faible empan mettent plus de temps à reconnaître le mot neutre, qui est un mot présent au début du texte. Il semblerait donc que la quantité d’informations en mémoire au début du texte soit plus importante chez les sujets du groupe « empan faible ».

Enfin, les sujets du groupe « empan élevé » mettent plus de temps pour répondre, mais ils font moins d’erreurs que les sujets du groupe « empan faible ». 

En résumé, les résultats que nous avons obtenus confirment en partie nos hypothèses.

En lien avec notre première hypothèse, nous avons observé une mise en retrait des informations qui ne sont plus considérées comme pertinentes pour le sujet pour élaborer sa représentation mentale. Nous avons également pu observer la réactivation de ces mêmes informations. Les informations sont donc inhibées mais pas supprimées. Nous supposons que la suppression définitive de certaines informations interviendrait après un certain délai pendant lequel l’information n’a pas été réactivée. Cependant, nos résultats ne nous ont pas permis de mettre en évidence que ces informations puissent être totalement supprimées de la représentation mentale.

À la vue de nos résultats, l’intervention du calepin visuo-spatial de la mémoire de travail dans la construction de la représentation mentale cohérente est établie. Les sujets avec un empan élevé ont plus de facilités à inhiber (mettre en retrait) des informations qui ne sont pas pertinentes. Les résultats de notre recherche semblent donc être en accord avec les travaux de Gernsbacher (1990) et de Zwaan, Magliano et Graesser (1995). La dimension spatiale est effectivement une source de la cohérence dans la construction de la représentation mentale lors de la lecture d’un texte