2.4.5. Discussion et conclusions

Comme dans la précédente expérience, l’objectif était de tester l’existence de deux mécanismes impliqués en compréhension de texte : un processus d’inhibition (Kintsch 1988) et un mécanisme de suppression (Gernsbacher 1990) assurant le maintien de la cohérence malgré la présence d’informations textuelles non pertinentes (c’est à dire que sans être contradictoires elles sont incompatibles avec la représentation mentale en cours de construction) ou incohérentes (c’est à dire des informations contradictoires avec la représentation mentale en cours de construction). Nous avons étudié ces processus, en les appliquant à une des dimensions source de cohérence du modèle de Gernsbacher : la dimension spatiale. L’objectif de notre recherche était d’évaluer la mise en place de ces processus en relation avec cette dimension.

Nous avons fait l’hypothèse que pendant la lecture d’un texte le lecteur focalise son attention sur les informations en cours de traitement. Les autres informations déjà traitées sont mises en arrière-plan de la représentation et sont donc inhibées au regard de la représentation mentale en cours de construction. Elles sont néanmoins toujours actives en mémoire à long terme, et pourront donc être réactivées. De plus, nous avons prédit que lorsque les lecteurs lisent un texte, une information qui n’est pas redonnée au cours de la lecture va dans un premier temps être inhibée de la représentation mentale en cours, et si aucun élément ne vient la renforcer elle sera ensuite totalement supprimée.

Pour apporter des éléments de réponses, nous présenterons dans un premier temps les résultats portant sur les analyses des temps de reconnaissance correcte des mots, puis dans un second temps les résultats sur les pourcentages de réponses correctes.

L’analyse des temps de reconnaissance des mots a permis de mettre en évidence que les mots cibles de l’information intégrée dans la représentation mentale en construction (information A) est plus facilement reconnus que les mots cibles de l’information censée être supprimée de la représentation (information B). Il est également intéressant de constater que le mot neutre est aussi bien reconnu que le mot A. Il semble donc, que seule l’information B soit mise en retrait de la représentation mentale.

L’interaction observée entre le facteur type de mots et le facteur position de l’épreuve va dans le sens d’une suppression de l’information B. En effet dans la version 2 des textes (version où l’information B devient non pertinente), les temps de reconnaissance correcte pour le mot B sont significativement plus élevés dans R2 et R3, soit les épreuves de reconnaissance qui interviennent au milieu et à la fin du texte. Ceci serait compatible avec notre hypothèse de suppression d’une information (ici l’information B) au profit de l’information sur laquelle focalise le sujet. En effet, lorsque les sujets lisent un texte ils se focalisent sur l’information la plus développée, d’autant plus si cette information présente une source de cohérence, ici une cohérence spatiale : le déplacement d’un personnage (i.e. le protagoniste). À la fin du texte, lors de l’épreuve de reconnaissance de mots, l’information A qui est la plus développée est encore très active en mémoire. L’information B, elle, n’a pas été redonnée dans le texte, elle n’est donc plus active en mémoire de travail, voire elle est totalement supprimée.

Ces résultats nous incitent donc à penser que seul le mécanisme de suppression intervient, et qu’il intervient de façon tardive (à la fin du texte), ce qui confirme les travaux de Gernsbacher et Faust (1991) et semble également aller dans le sens des résultats de nos deux précédentes expériences.

Les résultats des pourcentages de bonnes réponses apportent aussi des précisions quant à la distinction des deux mécanismes. Ces résultats obtenus sont en accord avec nos hypothèses, et semblent bien indiquer l’intervention successive du processus d’inhibition puis du mécanisme de suppression dans la construction du modèle de situation.

Nous observons un pourcentage de bonnes réponses plus élevé pour les mots cibles A et les mots neutres que pour les mots B. Pour la version 2 des textes (celle où l’information B devient non pertinente) les pourcentages de reconnaissance diffèrent en fonction de la position de l’épreuve. Les mots relatifs à l’information A, l’information B et l’information neutre sont aussi bien reconnus les uns que les autres dans l’épreuve R1. Il semble donc que dans un premier temps toutes les significations sont activées en mémoire. Ensuite, lors de l’épreuve R2, le pourcentage de bonnes réponses est plus élevé pour le mot cible A que pour les autres mots, et identique pour le mot N et le mot B, ce qui semble être en faveur de l’intervention d’une inhibition précoce et automatique de toutes les informations autres que l’information principale (i.e. information A). Enfin, lors de l’épreuve R3, nous observons des pourcentages de réponses correctes plus élevés pour le mot B que pour les autres mots, et identiques pour le mot A et le mot neutre, correspondant ainsi à la mise en place du mécanisme de suppression.

Les données que nous avons obtenues confortent également les résultats décrits par Morrow, D. M., Bower, G., & Greenspan, S. (1989) sur la mise à jour du modèle de situation. Les auteurs ont montré que les lecteurs mettent à jour, en temps réel, leur modèle de situation spatial puisqu’ils suivent l’emplacement du personnage décrit. Le modèle de situation spatial prend donc en compte la structure spatiale de la situation décrite dans le récit dont les éléments sont plus ou moins activés durant la lecture, selon les liens qui les unissent au personnage du récit. Nos résultats sont donc en faveur de l’hypothèse de la focalisation du lecteur sur le déplacement du personnage et donc de la dimension spatiale comme source de cohérence. En effet, même si nous n’arrivons pas à mettre clairement en évidence la mise en place de l’inhibition et de la suppression, il semble que l’information A, c’est-à-dire celle qui est en relation avec le déplacement du personnage soit toujours active en mémoire et les indices relatifs à cette information sont toujours identifiés par le lecteur.

En résumé, nos résultats confirment en partie nos hypothèses. Nous avons observé une suppression progressive des informations qui ne sont plus considérées comme pertinentes pour le sujet pour élaborer sa représentation mentale. Ces informations seraient donc inhibées dans un premier temps puis totalement supprimées.Nous supposons que les informations sont inhibées puis supprimées de la représentation mentale en construction lorsque cette représentation (i.e. modèle de situation) est mise à jour. Cette construction est simultanée à la lecture des textes.Nos résultats semblent également en accord avec les travaux de Gernsbacher (1990) et de Zwaan, Magliano et Graesser (1995), la dimension spatiale est effectivement une source de cohérence dans la construction de la représentation mentale lors de la lecture d’un texte. Ces résultats sont en faveur de l’intervention d’un mécanisme de suppression telle que le décrit Gernsbacher (1990). En effet, selon elle, il y a un étouffement de la signification inappropriée (ici l’information B) et les nœuds en mémoire ne sont plus activés, par contre cet étouffement ne devrait pas concerner des informations neutres d’un texte. Contrairement à nos hypothèses, seul le mécanisme de suppression semble intervenir et pas le processus d’inhibition.