2. Naissance d’un dispositif thérapeutique

Samuel s’endormait parfois en séance, les balancements rythmiques de son corps semblant le bercer. Puis il mettait dans sa bouche de petites billes de terre confectionnées par le thérapeute à son intention.

Louise refusait de toucher la terre, gardant ses mains soigneusement cachées sous la bavette de son tablier jusqu’à ce qu’elle découvre la barbotine qu’elle mélangeait rythmiquement, dans une apparente fusion avec la matière.

Maria mettait en pièces la matière, la morcelait frénétiquement en une multitude de petits colombins qui s’éparpillaient sur la table et au sol, jusqu’à ce que le thérapeute lui offre un contenant pour les y déposer.

Ernesto émiettait le morceau de terre pour en reconstituer une forme ressemblant à des roches volcaniques.

Quant à Paul, il se lançait dans un jeu d’assemblage à travers l’emprise forcenée qu’il exerçait sur la matière, empilant les formes jusqu’à ce que cela s’écroule, à l’image de son corps désarticulé et de guingois.

Boris s’agrippait aux éléments d’architecture ainsi qu’aux corps des thérapeutes pour ensuite renifler, jeter ou mettre à sa bouche tout ce qui lui tombait sous la main.

En proposant un support plastique comme médiateur thérapeutique, nous cherchions à produire une résonance d’une autre plasticité, une plasticité psychique qui s’opposerait à la structure rigide du symptôme.

L’argile est un support intéressant car il permet de se placer au centre de la chose corporelle et de sa figuration.

Dans un texte peu connu de S. Freud (le cas de la boule de pain ), il relate la cure d’un adolescent qui manipule en séance de la mie de pain qu’il cache au début dans sa poche. Il s’agit d’un garçon âgé de 13 ans qui présente depuis deux ans une hystérie grave, cure à propos de laquelle S. Freud écrit en 1901 :

‘« Une main jouant avec une boule de mie de pain m’a fait des révélations intéressantes.4 » ’

Au cours d’une séance, S. Freud observe que le garçon plonge la main dans sa poche, joue à rouler entre ses doigts quelque chose, retire sa main et ainsi de suite.

A la demande de S. Freud, il montre qu’il tient une boule de mie de pain. A la séance suivante, il apporte un autre morceau de mie et pendant l’échange avec S. Freud, il modèle :

‘« [...] avec une rapidité extraordinaire et les yeux fermés toutes sortes de figures. » ’

Ces dernières attirent fortement l’attention de S. Freud, pour qui les figures modelées incarnent :

‘« [...] de petits bonshommes semblables aux idoles préhistoriques les plus primitives, ayant une tête, deux bras, deux jambes et, entre les jambes, un appendice qui se terminait en une longue pointe. »’

Nous pouvons souligner l’expression d’une souffrance exprimant un rapport au corps sexué par l’intermédiaire du modelage. Celle-ci est de l’ordre du présymbolique, du tactile avant les mots. L’acte de modeler des appendices est une façon pour le patient de mettre en forme et de questionner S. Freud sur la sexualité et l’auto-érotisme.

Pour comprendre l’intérêt du modelage dans la prise en charge des personnes qui présentent des troubles autistiques ou psychotiques en vue d’une meilleure intégration de leur sensorialité dans la construction de leur psychisme, il faut aborder la sensorialité à travers ses fonctions, mises en évidence par la psychanalyse, et tenter un parallèle avec les fonctions possibles du modelage à un niveau psychique.

A partir des processus psychiques de la symbolisation, c’est-à-dire du travail psychique qui fait que « la forme » (gestalt originaire selon B. Chouvier5), puis « la chose » (matière première), cheminera pour devenir représentation de chose, puis de mot, que se passe-t-il et comment cette opération se décline-t-elle, tant à niveau intrapsychique qu’au travers de la relation intersubjective ? Comment le dispositif groupal de médiation par la terre peut-il nous renseigner au sujet de ces processus ?

Le sujet qui perçoit que c’est la réaction de l’autre à son corps qui rend possible la relation s’inscrit dans une corporéité (E. Allouch, 1999). Le recours à des supports d’échange figuratifs n’exclut pas la mise en mots.

Au seuil de la figurabilité (E. Allouch), quelles seraient les directions signifiantes de l’univers archaïque que produit la mise en forme par le modelage de la terre ?

Comprenons comment la prise en compte de la corporéité des patients à travers le dispositif participerait d’une part à la reconstruction-interprétation de leur fantasmatique personnelle et nous indiquons d’autre part quelles seraient les configurations de l’image du corps et des enveloppes primitives propres aux patients.

L’activité psychique naît à partir d’un double ancrage somatique (les sensations qui feront corps) et interactif (le détour par un autre).

L’enfant qui vient au monde reçoit des afférences sensorielles et les reçoit d’une manière différenciée.

Nous proposons d’explorer, à travers le modelage de la terre et ce qu’il représente, le lien possible entre le mouvement corporel et le surgissement de « quelque chose de psychique » lorsqu’il est repris par un autre, thérapeute ou membre du groupe, voire adressé à l’un d’eux.

Existerait-il des indices, du côté du modelage, de ce que la personne psychotique vit psychiquement et qui rendrait compte de son vécu corporel ?

La sensorialité et le corps mis en œuvre constituent la « voie royale » pour aborder nos hypothèses.

L’acte de modeler met en jeu la sensori-motricité, dans la relation à l’autre.

Par ailleurs, le double ancrage corporel et interactif des processus précoces de symbolisation confirme l’idée de R. Kaës (1976) selon laquelle :

‘« Nous venons au monde par le corps et par le groupe et le monde est corps et groupe. »’

Nous nous interrogerons donc aussi sur les liens d’analogie que nous pourrons établir entre le travail de la matière et la constitution de l’appareil psychique groupal.

En quoi la matière modelée par les sujets travaille la dynamique de groupe dans ses aspects les plus archaïques pour en faire advenir « un groupe » ?

A. Brun (2007) avance que dans le champ de la psychose infantile et de l’autisme, les médiations thérapeutiques présentent l’intérêt de permettre aux enfants d’accéder aux processus de symbolisation à partir de la sensorialité. La spécificité de ce cadre thérapeutique consiste en effet à proposer aux enfants un travail de mise en figuration, à partir de la sensorialité, tant de la sensori-motricité de l’enfant que des qualités sensorielles du médium malléable (M. Milner (1979), R. Roussillon (1991), concept sur lequel nous reviendrons plus en détail).

Nous proposerons, quant à nous, et à sa suite l’hypothèse de formes sensorielles qui témoigneraient des processus de « mise en forme de l’informe », formes sensorielles obtenues à partir de l’expérience de la matérialité du médium malléable comme modalité des processus de symbolisation engagés à partir de la sensorialité. Cette dernière se déploie à travers l’expérimentation de la matière terre présentée aux sujets au sein du dispositif groupal.

Nous verrons comment le travail de la matière et sa mise en forme par les sujets nous permettront de dérouler un continuum, partant du sujet qui ne touche pas la terre, passant par celui qui la met à la bouche, l’émiette, celui qui la met à plat, pour arriver à celui qui réalise un objet contenant en trois dimensions.

Dans le cadre thérapeutique, les objets modelés apparaissent comme une extension de la sensorialité corporelle et des représentations psychiques leur seront associées.

Par sa dimension symbolisante de la sensorialité, la forme produite, à travers l’imaginaire et les mots qui lui seront associés, permettra de refléter la spatialité corporelle et psychique du sujet, témoignant d’une spécularisation spatiale (Bayro-Corrochano, 2001).

Le tactile est le lieu de la relation érogène avec l’autre dans le corps à corps, mais aussi celui de la mémoire corporelle, sensible, par l’investissement psychique de la sensation.

Le modelage pourrait permettre de donner à cette trace originaire laissée par un sujet un autre destin que celui de sa pathologie, sur un mode autosensuel ou auto-érotique.

Dans une première partie, nous nous attacherons à définir et circonscrire ce que nous entendons par « médiation thérapeutique » et présenterons les références à partir desquelles nous avons bâti le dispositif qui est notre terrain de recherche.

Nous avons fait le choix, pour cette partie, d’une présentation chronologique de la revue de question.

Partant des rapports singuliers de l’art et la psychopathologie à partir du XIXième siècle (de l’art psychopathologique aux travaux de H. Prinzhorn, jusqu’à l’actuel courant de l’art-thérapie dont nous établirons une revue critique), nous aborderons ensuite les théorisations proposées dans le champ clinique par les praticiens « pionniers » de ces techniques (l’utilisation du dessin dans la psychothérapie de l’enfant avec Sophie Morgenstern, Mélanie Klein, Françoise Dolto et d’autres auteurs, les travaux de Gisela Pankow qui utilise la pâte à modeler dans la cure analytique avec des patients psychotiques, et enfin le concept incontournable du médium malléable d’après Marion Milner).

Il nous faudra aussi traiter de la question de la création avec l’éclairage de la psychanalyse, à travers les travaux de S. Freud (cette approche sera brève, car nous traiterons plus amplement de cette question en dernière partie).

Enfin, nous proposerons une revue de question à partir des travaux et recherches contemporains. Dans un premier temps nous introduirons notre propos en situant dans ses grandes lignes la référence au travail psychique de la symbolisation. Ceci nous amènera à considérer et aborder les théorisations au sujet des groupes à médiation thérapeutique référés à la psychothérapie psychanalytique, initiés en particulier par l’école lyonnaise (René Kaës, Bernard Chouvier et à leur suite Anne Brun et d’autres auteurs), mais aussi d’autres cliniciens ayant développé la question et travaillant avec un médium similaire au nôtre ou différent (Patricia Attigui avec l’expression théâtrale, Sophie Krauss avec la pâte à modeler, Fernando Bayro-Corrochano avec la terre). Enfin, nous aborderons la question plus spécifique du concept d’objet médiateur à travers une rapide approche différentielle (objet de relation , objet transitionnel, objet de médiation, etc.).

La seconde partie nous permettra de traiter la méthodologie clinique de notre recherche.

Un premier temps est réservé à la présentation du dispositif ainsi que des sujets auxquels il s’adresse. Nous mettrons aussi en évidence les qualités et propriétés symboligènes de la matière terre.

Dans un second temps, nous exposerons la problématique et les hypothèses de travail sous ses divers angles : groupal, place du thérapeute, puis individuel.

Nous aborderons les processus de métabolisation du sensoriel en figurable dans le cadre de la relation intersubjective groupale. A partir de chaque forme singulière qui émergera pour chaque sujet (en fonction de ce qui se dégage de son rapport au médium malléable) et de l’enchaînement temporel de ces productions, nous interrogerons la dynamique de groupe à l’œuvre dans le dispositif.

Il sera question des notions de groupalité interne et de réalité psychique groupale chez les sujets autistes et psychotiques déficitaires.

L’état de la matière (pâteuse, molle, dure) et la façon dont elle est utilisée, travaillée, s’illustre dans les formes produites dans le cadre-dispositif groupal de médiation par la terre. Ces illustrations nous renverraient aux modalités de constitution de l’enveloppe psychique groupale.

Les formes nous apparaîtraient comme des formes métonymiques et donc résidus de la dynamique de groupe, formes qui tantôt se succèdent dans le temps, selon une continuité propre à la constitution du groupe, tantôt se superposent ou s’opposent dans une simultanéité.

Nous désignerons ces formes métonymiques et découvrirons donc les différents temps de constitution de l’enveloppe psychique groupale à travers le groupe éthéré, ensuite le groupe pâteux, puis le groupe en miettes, et enfin le groupe conglomérat.

Dans une perspective plus individuelle, nous avancerons que les étapes de construction des formes dont nous serons témoin et que nous désignerons comme des actes symboliques 6  : empreinte, mise à plat, pétrissage, collage, coupure ou encore mise à la bouche, etc. nous apparaissent comme des représentants des processus de symbolisation précoces. Ces étapes témoigneraient d’une première topologie des processus psychiques ayant trait aux questions des modalités de constitution des enveloppes psychiques et de la représentation dans le rapport à l’objet.

Nous proposerons de répertorier ces différents actes en décrivant une correspondance entre les types de formes (que nous désignerons alors comme des formes sensorielles), et les étapes de la construction du Moi-corporel.

Ensuite, nous émettrons une hypothèse ayant trait au médium et à la place particulière du thérapeute dans ce dispositif à médiation. Nous proposerons que, dans ce cadre particulier, c’est à partir de la sensorialité des thérapeutes que s’établit le contre-transfert. Il s’agit alors d’offrir aux sujets une interprétation modelante, laquelle utilise comme vecteur la matière pour se déployer.

La troisième partie sera le temps du récit du déroulement des séances et du travail clinique ainsi que de la présentation du groupe à travers les cas cliniques.

La quatrième partie sera consacrée à l’analyse de la confrontation des données avec les hypothèses de la recherche.

Nous reprendrons donc tout d’abord les hypothèses qui concernent le groupe et ses différents états.

Nous reviendrons ensuite sur l’hypothèse qui concerne l’interprétation modelante et la spécificité de la place du thérapeute dans un tel dispositif.

Puis viendront les hypothèses individuelles.

Deux autres courts récits cliniques (les cas de Victor et Elsa), traités en dehors du groupe car correspondant à des prises en charge individuelles mais lui donnant un prolongement, viendront étayer et compléter cette approche.

Nous pourrons alors répertorier les différents actes symboliques et les mettre en lien avec les formes sensorielles qui y correspondent, les étapes de l’évolution de l’autisme infantile traité (selon G. Haag et coll.), ainsi que les différents temps de constitution des enveloppes psychiques. Ceci nous amènera à la formalisation de la grille de repérage des actes symboliques et de leurs correspondances à travers le modelage.

Enfin, dans une cinquième et dernière partie, prenant appui sur les éléments résultant de notre recherche, nous proposerons d’élargir notre champ en l’ouvrant à de nouvelles hypothèses ayant trait à celui de la création (en particulier la place du corps dans le processus créateur), et aussi aux spécificités des processus psychiques impliqués dans l’art de la sculpture, à partir d’une rencontre plus « intime » avec l’œuvre et le personnage de Camille Claudel.

Pour terminer cette introduction, il nous semble important de préciser un dernier élément.

Nous avons eu l’occasion de proposer un dispositif de médiation par la terre dans d’autres structures, en particulier dans un Centre d’Accueil Thérapeutique à Temps Partiel en psychiatrie de l’adulte, avec des patients psychotiques. Ce dispositif se déroulait en co-animation avec une infirmière, et plusieurs modalités le faisaient différer du premier ici présenté. L’institution étant orientée sur le soin psychique à part entière quant à sa mission, la participation des patients à l’atelier terre se faisait sur indication médicale et était comprise dans un contrat de soin formulé par le médecin psychiatre référent de la structure; des temps de reprise clinique en équipe avaient lieu régulièrement...

Nous aurions pu parler de ce dispositif, voire confronter les deux dispositifs dans le cadre de notre recherche, mais cela ne nous a pas semblé pertinent. Penser la multiplicité à travers deux dispositifs inclus dans deux institutions appartenant à des champs différents aurait pu nourrir notre approche groupale, mais cela s’avérait trop compliqué. Les processus qui s’y déployaient différaient trop (même si certains se recoupaient), ainsi que notre positionnement de thérapeute, cela rendant difficile l’articulation des deux dispositifs, menaçant alors la cohérence de notre pensée.

Nous profitons donc de cette introduction pour préciser qu’il s’agit d’un réel choix que de proposer de parler des sujets « déficitaires ». En effet, la clinique propre à la pratique dans le secteur médico-social avec ces derniers peut être ressentie comme « moins noble » que celle propre au champ du soin et à des sujets qui sont certes atteints de psychose, mais doués de parole et avec lesquels l’identification et l’empathie sont bien plus aisées.

Ainsi, la clinique du sujet déficitaire serait parfois « honteuse ».

Peu de place lui est faite dans la littérature analytique, mais il est vrai que la question du soin est difficile à penser avec des sujets si régressés.

Surtout, les travaux consacrés aux sujets déficitaires s’attachent souvent à une psychopathologie descriptive et formelle (qui rend compte du négatif et du déficit), alors que nous souhaitons, pour notre part, les aborder à partir d’une psychopathologie processuelle.

Sans aucune prétention mais au contraire avec beaucoup d’humilité, ce travail entend donc redonner quelques lettres de noblesse à la place du champ thérapeutique auprès de ceux qui, n’ayant pas la parole et prisonniers de leurs forteresses, et dont le peu d’autonomie et de « constitution psychique » au sens d’une dépendance intense dans la relation à l’autre, sembleraient oubliés ou trop éloignés de cet espace de rencontre.

Les théories auxquelles nous nous référons, ainsi que tout le travail d’élaboration fait dans le cadre des séminaires de recherche de doctorat au cours de notre cursus à l’université se situent dans une perspective psychanalytique.

Notes
4.

FREUD S. (1901), Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, PBP, 1983.

5.

CHOUVIER B. (1997), La capacité symbolique originairein ss la dir. de ROMAN P., Projection et symbolisation chez l’enfant, Presses Universitaires de Lyon, 188 p. L’autre et la différence, p. 15-25.

6.

Nous empruntons la terminologie à B. Chouvier (2007) dans le chapitre Dynamique groupale de la médiation et objet uniclivé, in PRIVAT P., QUELIN-SOULIGOUX D. Quels groupes thérapeutiques ? Pour qui ? Erès, p. 19-32.