1.1.3 De la psychopathologie de l’expression à l’art-thérapie

En 1950, sur l’impulsion du peintre Shwartz-Abris, lui-même malade, le secrétariat d’organisation du premier Congrès mondial de psychiatrie organise à Paris une « Exposition internationale d’art psychopathologique » à l’hôpital Sainte-Anne, à la Sorbonne, et à la maison de santé de Charenton.

Près de 2000 œuvres de 350 malades sont présentées et R. Volmat11 y consacre sa thèse.

La première partie expose le matériel d’études. La seconde le style des dessins et le problème de la forme. Volmat étudie les symboles et les thèmes plastiques, fait la relation de la régression archaïque avec les arts primitifs, puis avec l’art moderne.

A la suite de ce travail, il fonde à Vérone avec Jean Delay la Société Internationale de Psychopathologie de l’Expression (SIPE en 1959) qui favorise la création de la Société Nationale en France (SFPE). Ce courant considère l’œuvre comme un symptôme parmi les autres, susceptible d’être classifié dans une confrontation des documents cliniques, des signes de la maladie, et de la personnalité du malade. La psychopathologie de l’expression s’est attachée à la lecture sémiologique psychiatrique des œuvres de patients (principalement des peintures), l’ensemble se voulant objectif, aboutissant à la constitution d’une « légende » au sens cartographique du terme, parfois fascinée par une scientificité qui serait indemne de projections personnelles…

La SFPE et la SIPE tentent actuellement, après l’avoir récusé fortement, de récupérer le courant de l’art-thérapie qu’ils viennent d’ajouter à leur dénomination.

Nombreuses sont les structures de soin qui proposent aujourd’hui des « ateliers créatifs » ou « d’art-thérapie », que vectorise une démarche expressive et de création qui a des vertus thérapeutiques. Un effet de réparation narcissique certain découle de la construction d’un objet, de son exposition, du mouvement élaboratif que permet la décharge expressive dans l’ici et maintenant.

L’expression renvoie à la décharge des tensions dans l’immédiateté, à une extériorisation émotionnelle qui est recherche de catharsis, orientée vers le geste qui va trouver spontanément une « vérité » dans sa crudité de façon quasi automatique.

Ainsi, ceux qui travaillent dans l’expression sont souvent obligés de la prolonger dans un projet soignant comme par exemple un décryptage des productions en vue de conscientisation.

L’objet, dans sa position d’extériorité, est appréhendé comme le terme d’un processus d’externalisation. Mettre au dehors, projeter hors de soi est ce qui caractérise la fonction expressive, à la fois comme décharge et comme dépôt hors de soi de quelque chose qui vient de soi. On peut exalter, à propos de cette conception de l’objet, les vertus créatrices autonomes de l’expression. Exprimer représente aussi bien un défoulement libérateur qu’une spontanéité régulatrice des échanges de la psyché avec son environnement immédiat (Broustra, 1984).

Pour établir un lien avec la partie précédente, les peintures et écritures autrefois considérées comme signes de folie deviennent alors une modalité pour un mieux-être, une parenthèse pour permettre au sujet d’être dans une rencontre avec lui-même, de retrouver une mise en phase avec sa subjectivité.

Si un individu écrit, peint ou sculpte, ce n’est pas parce qu’il souffre d’une affection psychopathologique. L’expression créatrice chez un sujet malade correspondant au contraire à la tentative de restauration d’une identité et d’une intégrité psychique perturbée.

L’art-thérapie se donne pour but de faire surgir et externaliser les conflits psychiques. L’œuvre prendrait la place d’un langage verbal, c’est le premier point avec lequel nous sommes en désaccord car l’œuvre ne saurait se substituer au langage verbal. Comme le souligne A. Brun12 au sujet de la médiation :

‘« Il s’agit d’activer les processus de passage du registre perceptif et sensori-moteur au figurable, tout en conservant une place privilégiée au langage verbal, soit aux associations du patient dans un cadre individuel, ou aux chaînes associatives groupales dans le cadre d’un groupe. » (p. 25)’

Le second point de désaccord concerne le risque d’amalgamer les processus de création et la créativité propre à chacun. Si l’art permet en effet un accès tout à fait privilégié à l’inconscient chez l’artiste, il n’en va pas de même chez le psychotique qui peut produire lui aussi « en direct », par défaillance du préconscient, mais pour qui les enjeux ne sont absolument pas les mêmes. Il y a à notre sens un risque d’idéalisation du processus de création qui pourrait alors « tout résoudre » et « tout dire du symptôme ». Mais la créativité n’est pas la création et il n’est pas donné à tout le monde de créer, même si chacun à son niveau peut faire œuvre de créativité dans sa vie (cela renvoie à l’espace transitionnel de Winnicott qui nous dit que l’homme ne cesse d’inventer et de faire preuve de créativité dans sa vie à l’âge adulte, à travers les arts, la religion, la culture...)

La créativité impulsée par le thérapeute et qui stimule l’imaginaire souvent défaillant chez les patients (et c’est la raison pour laquelle ils sont en soin et pas artistes) rétablit l’estime de soi et les capacités d’adaptation, renforçant le développement de la personnalité.

Ce n’est pas l’adaptation que cherche le créateur. Mais tant mieux si elle advient pour certains patients. Néanmoins ce n’est pas non plus ce que nous recherchons dans notre pratique.

Il faut également évoquer le risque de séduction narcissique inhérent au groupe s’appuyant sur l’usage des médiations.

Le patient investit en miroir ce qu’il sent être investi par le thérapeute. Le conte, le modelage ou le collage risquent de ne plus être saisis dans leur potentialité propre, mais seulement pour faire plaisir au thérapeute qui les propose. Le sujet se soumet au désir supposé de l’autre et reste dans la conformité au lieu de passer à l’authenticité. Le miroir narcissique bloque les effets transférentiels réels. Prise dans de tels enjeux narcissiques, l’illusion thérapeutique se conforte et se prolonge dans les reflets du même. L’illusion d’une véritable élaboration est d’autant plus grande que les attentes sont fortes. Si la médiation doit être effectivement investie par le thérapeute, elle ne doit pas devenir un leurre. On verrait alors des patients qui évoluent et font des progrès dans la technique picturale, dans le modelage ou dans le maniement de certains objets, mais qui en resteraient au même degré d’immaturité psychique. L’objet utilisé, qu’il soit trouvé ou qu’il soit créé, ne vaut pas pour lui-même, mais pour ses fonctions médiatrices que nous aborderons plus loin.

Autre point de désaccord, il nous semble que dans les ateliers d’art-thérapie et à travers les lectures que nous en avons eu, il est demandé au patient une forme d’adhésion assez forte au cadre, ce dernier étant garant du processus de changement. Or selon nous, les « mises à mal du cadre », les attaques dont il peut être l’objet dans un projet thérapeutique (et donc effets de transfert) attirent toute notre attention, elles doivent être reprises, mise en forme et pensées dans le cadre de la relation thérapeutique.

Aussi, l’art-thérapeute fait des suggestions, guide le travail et l’enrichit de son savoir technique qu’il transmet. Le clinicien doit lui se contenter d’observer ce qui se passe dans le temps de la séance et de se « mettre à disposition » (mettre son appareil psychique à disposition) du patient et du groupe afin de devenir une composante du médium malléable.

Pour le psychologue, toute la valeur du travail réside dans l’expression d’une possible demande du sujet (parfois un travail sur plusieurs années va simplement viser à l’émergence de cette demande, laquelle peut aussi bien ne jamais venir...)

Dans l’art-thérapie, la production d’un objet, d’un texte ou d’une image, qui doit conduire le patient vers une renarcissisation certaine implique que toute l’importance soit alors accordée à la production plus qu’à la relation transférentielle qui l’a permis. La question de la représentation est primordiale. Même si cette conception a des échos dans notre pratique, la question du transfert est pour nous incontournable car c’est à partir de ces processus que le dispositif peut trouver une raison d’exister.

Une dernière critique concerne l’appréhension du groupe. En matière d’art-thérapie, il s’agit souvent d’un travail « en groupe » et non « de groupe » (mais les travaux le citent honnêtement). C’est le lien et le partage qui dynamisent les uns et les autres dans leurs productions dans ce genre d’atelier. Or, pour avoir résisté longtemps nous-mêmes comme nous le constaterons par la suite au travail de groupe (qui intègre alors une réalité psychique groupale avec les fantasmes qui l’organisent et qui révèlent la groupalité interne tant chez les sujets du groupe que du côté du thérapeute), cet aspect ne peut être mis de côté dans ce qui organise les productions des patients.

Peut-être qu’à l’origine de ce débat entre art-thérapie ou ateliers à création et médiation thérapeutique, c’est la question de l’indication qui permettrait de trancher, sans affirmer péremptoirement qu’un dispositif serait plus noble qu’un autre. Il s’agit de pratiques différentes qui ne mettent pas en travail les mêmes processus et dont la finalité n’est pas la même.

Comme A. Brun13 le rappelle, les dispositifs de médiations dits « à création » ne sont fondés ni sur l’exploitation du transfert ni sur une interprétation des processus à l’œuvre. Leurs enjeux concernent un accompagnement du travail des productions, ainsi qu’une centration sur la capacité de créer et de transformer des formes, sans décryptage du sens des productions. Ces ateliers à création se présentent donc souvent comme « ouverts », et certains donnent lieu à des expositions de productions ; ces groupes peuvent éventuellement être animés par des artistes. C’est pourquoi ils se situent plutôt dans la filiation de H. Prinzhorn dont la théorie de la Gestaltung se fonde sur la pulsion d’expression, définie comme le besoin de créer des formes (envisagée par Prinzhorn comme autothérapeutique), en deçà de tout cadre thérapeutique.

Brun souligne :

‘« Ces ateliers de création ne relèvent donc pas d’une pratique de psychothérapie psychanalytique, mais ils peuvent enclencher une dynamique de symbolisation. 14»’

Concernant l’art-thérapie, ces conceptions restent attachées à la phénoménologie et au gestaltisme dont nous ne saurions nier les vertus, mais il nous faut chercher plus avant du côté des travaux qui intègrent le transfert.

En revanche, un autre débat concerne la question des relations entre souffrance psychique et création. Si créer n’est pas donné à tout le monde, parfois en dehors de tout savoir technique, artistique ou culturel (cf. l’art brut), qu’est-ce qui cause la création : s’agit-il d’un mouvement relevant du besoin, d’une nécessité pour la survie psychique de l’auteur, s’agit-il d’un mouvement de désir ? Quelle est l’implication du corps dans la création ?

Nous avons fait le choix de traiter cette question dans la cinquième et dernière partie de ce travail, et nous verrons alors quels éléments la psychanalyse nous indique à ce sujet, lesquels nous permettront d’avancer plus loin dans nos interrogations.

Néanmoins, il nous faut dire quelques mots des travaux de S. Freud au sujet de la création.

Notes
11.

VOLMAT R. (1956) L’art psychopathologique, Paris, Presses Universitaires de France.

12.

Op. cit.

13.

Op. cit.

14.

Op. cit. p. 27.