1.1.4 Les travaux de S. Freud

Nous savons comme le soulignait S. Freud, qu’aucune analyse psychologique ne peut réduire l’œuvre ou l’artiste à un schéma explicatif.

Dans L’interprétation des rêves, S. Freud (1900) s’interroge sur la figurabilité du rêve, la Darstellbarkeit, c’est-à-dire la forme plastique de l’image du rêve. Il fait une comparaison entre le travail du rêve et celui des arts plastiques qui n’ont pas de langage, à la différence de la poésie. Il insiste sur le fait que le passage des pensées du rêve au contenu du rêve s’opère par la figuration et le plus souvent à travers des images visuelles.

Plus tard, le fondateur de la psychanalyse a mis en évidence, avec la « Gradiva » de Jensen (1906) comment les obsessions, les visions délirantes apparaissent et se développent chez le héros en lien avec les mécanismes défensifs qu’il produit.

A plusieurs reprises, S. Freud prend comme objet d’investigation psychanalytique une œuvre littéraire ou plastique mise en rapport avec la biographie de l’auteur afin de dégager quelles problématiques profondes s’y révèlent.

« Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci »15 en est sans doute l’exemple le plus accompli, qui tente une explication de l’art et des recherches de Léonard de Vinci par des mécanismes de sublimation de son homosexualité révélée par le thème du vautour.

‘« Le travail créateur d’un artiste est en même temps une dérivation de ses désirs sexuels. »’

Il s’agit là pour S. Freud de valider les mécanismes mis à jour dans ses cures et démontrer l’universalité de sa découverte.

Il s’agirait de retisser les fils d’une trajectoire psychique, endommagée par les traumas individuels et collectifs. Le « Moïse » de Michel-Ange condense par exemple le courroux du guide du peuple juif devant l’admiration du veau d’or, mais aussi l’ambivalence du sculpteur chargé de créer la statue pour l’installer à la basilique Saint-Pierre de Rome. Cette interprétation n’épuise pas la force de l’œuvre qui fait sens pour l’humanité au-delà même des conflits qui l’ont permise.

En 1913, S. Freud avance que les forces pulsionnelles et donc sexuelles en jeu dans l’art sont les mêmes que celles qui organisent les conflits, qui poussent certains à la névrose et qui amènent aussi la société à édifier des institutions.

Si S. Freud pensait que la psychanalyse n’avait rien à dire sur l’énigme de la création, il considérait que l’artiste allait plus vite et plus loin dans l’expérience des processus inconscients que le psychanalyste, qui, avec sa « science », avait besoin d’un travail long et laborieux.

Plus tard cependant, il s’aperçut que l’artiste ne pouvait pas rendre compte de cette expérience. En revanche, il a insisté sur le travail psychique demandé au sujet par la création et qui constitue un savoir que le créateur méconnaît. Ce qui est important, c’est donc d’expliciter les structures subjectives qui sous-tendent la production artistique.

À partir de quoi le créateur produit-il ? Des impressions et des souvenirs, des traces mnésiques qui sont confirmées par des répétitions thématiques nous dit S. Freud. Cette activité psychique est une activité fantasmatique. Pour S. Freud, la création est donc avant tout un travail de création dans le sens du travail du rêve, du travail du deuil. Mais l’artiste ne sait pas quel savoir organise sa création.

En 1916, il précise dans sa série de leçons :

‘« L’artiste possède en outre le pouvoir mystérieux de modeler des matériaux donnés, jusqu’à en faire une image fidèle de la représentation existante dans sa fantaisie et de rattacher à cette représentation de sa fantaisie inconsciente une somme de plaisirs suffisante pour masquer […] le refoulement.16 » ’

C’est là où, à la différence de l’artiste, le névrosé échoue puisqu’il reste enfermé dans le fantasme. La névrose et toute autre structure symptomatique, par les fixations et déterminations inconscientes qu’elles comportent, constituent alors une structure psychique rigide, sans plasticité.

A la dimension freudienne de l’activité fantasmatique dans la création et à son approche de l’art par le concept de la sublimation, considérons un autre aspect du travail psychique qui est la question des trajets pulsionnels que porte l’œuvre et qui concerne aussi les productions des patients dans le cadre de notre travail.

Le Moi pour S. Freud (1923) est avant tout le « Moi corporel.» Le Moi dérive en premier lieu des sensations corporelles, principalement de celles qui naissent de la surface du corps, surface érogène, sensitive et sensible, source de pulsion : la peau. Le Moi peut être considéré, nous dit Freud (1923), comme « une projection mentale de la surface du corps.» Cette projection représente la surface de l’appareil psychique.

La surface érogène du corps et sa représentation-projectionmentale nous intéressent fortement, puisque par la technique d’expression plastique et l’inscription des trajets pulsionnels, les pulsions viendront se dépliersur une autre surface, celle de la toile du tableau ou sur le volume de l’argile dans la forme sculptée (F. Bayro-Corrochano, 2001).

C’est le corps subjectif et pulsionneldu créateur qui est mis en jeu dans l’œuvre. Ce corps est une surface érogène, une peau sensible, un lieu des traces corporelles et un lieu d’inscription du plaisir et du déplaisir. Il est aussi la surface de la rencontre originaire avec l’Autre, et c’est cette rencontre originaire qui constitue le socle et le creusetde la sensorialité à venir. Les arts plastiques rendent possible l’expression de l’univers des sensations et des émotions, ce matériel pré-verbal qui n’est pas forcément hors langage, grâce à la réconciliation du plaisir et du déplaisir.

Pour illustrer la sublimation, Lacan (1959-1960) évoque le processus qui conduit de l’argile à la poterie, définie comme « l’art du vide. » Cette argile contourne le vide pour y faire le contenant, le pot. La sublimation consiste ainsi à surmonter quelque chose tout en gardant ce qu’on a surmonté. Dans la poterie, il s’agit de surmonter la matière première pour la transformer en objet créé. Cet objet garde intimement la matière elle-même, ici l’argile malgré sa transformation par le feu. C’est le vase qui donne forme au vide. Lacan, à la suite de Heidegger, reprend le paradigme du potier pour illustrer ce qui permet de représenter la Chose et de ne pas l’éviter comme signifiant. Le vase existe depuis toujours dans la culture, il a permis l’introduction des signifiants vide/plein. Le vase est la métaphore de la création à partir du vide, du « rien. »

La sublimation, « c’est changer la qualité de l’objet. »

C’est l’objet de la pulsion qu’il s’agit de changer (nous l’aborderons plus loin).

Nous invitons dès à présent le lecteur à poursuivre cette introduction aux spécificités de la médiation thérapeutique, à travers l’histoire des concepts et pratiques qui en constituent les éléments précurseurs.

Notes
15.

FREUD S. (1910), Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, Paris, Gallimard, 1970.

16.

FREUD S. (1916), Cinq leçons sur la psychanalyse, Payot, 2010.