Marion Milner (1979), en appui sur ses travaux concernant la peinture d’une part et confrontée d’autre part à une clinique qui mobilise un contre-transfert où domine le sentiment d’être traitée, ainsi que les éléments concrets de la salle de jeu comme des objets manipulables et transformables à souhait par un de ses jeunes patients, comprend qu’il lui faut changer d’orientation interprétative et concevoir, au-delà d’une fonction défensive, un besoin dans le transfert d’utiliser l’analyste et son cadre de façon analogue au médium de l’artiste.
Ce médium se définit comme :
‘« Une substance intermédiaire au travers de laquelle des impressions sont transportées aux sens » 17. ’Ainsi, l’analyste est utilisée par le patient dans l’emprise, comme une « matière malléable » à des fins d’organisation de sa cohérence interne. Le transfert est défini comme une illusion féconde fusionnant, par le symbole, une part de la réalité intérieure et une part de la réalité extérieure, ainsi qu’il en est de la peinture pour le peintre.
Marion Milner précise que cette substance malléable, à laquelle on peut faire prendre la forme de ses fantasmes, peut inclure la substance du son et du souffle qui devient notre parole.
Elle définit le médium malléable comme une possible utilisation du cadre matériel, mais aussi comme une modalité d’utilisation du thérapeute. Le médium malléable renvoie donc conjointement à la matérialité du cadre et à la dimension transférentielle.
A sa suite, R. Roussillon (1991) reprend le concept de médium malléable qu’il redéfini. Il souligne que M. Milner a introduit l’idée d’un objet médiateur, qui, par sa matérialité spécifique offre la possibilité de matérialiser la problématique interne d’un sujet par la mise en forme du matériau proposé.
Il dégage les cinq caractéristiques qu’il attribue au médium malléable : indestructibilité, extrême sensibilité, indéfinie transformation, inconditionnelle disponibilité et vie propre.
A ces caractéristiques générales, Roussillon rajoute une propriété fondamentale : le médium malléable transforme les variations de quantités en qualités.
Ainsi, il émet l’hypothèse suivante concernant la fonction du médium malléable dans le processus de structuration de l’espace psychique :
‘« Le médium malléable, objet externe défini par l’ensemble des cinq propriétés, est l’objet transitionnel du processus de représentation.18 » ’Selon l’auteur, le médium malléable matérialise la représentation de chose de l’activité représentative, désigne l’existence d’objets matériels qui ont des propriétés perceptivo-motrices susceptibles de rendre perceptible et manipulable l’activité représentative.
Il nous faudra garder à l’esprit tout au long de ce travail cette définition, car c’est un élément très important : dans le cadre de thérapies médiatisées, le médium malléable est le cadre et le thérapeute à la fois.
Le concept de médium malléable apporté par Marion Milner rend compte de la manière dont le sujet peut se dégager de l’objet en y imprimant et en y contemplant de manière transitoire sa marque en négatif, véritable image spéculaire en creux.
Ce médium malléable, ce peut être la mère ou, à défaut, le dispositif thérapeutique. Il se caractérise par son aspect vivant, indestructible, sensible, souple et transformable indéfiniment. Le médium malléableparticipe au système pare-excitation puisqu’une substance malléable est par définition une substance d’interposition à travers laquelle les impressions sont transmises aux sens. Il renvoie à un objet sur lequel le sujet peut laisser son empreinte en ayant l’illusion d’une fusion totale avec l’objet avant de le lâcher.
La matière terre, de par sa qualité d’élasticité, est propice à mobiliser les enjeux de la relation fusionnelle et ceux de son dégagement. Ce matériau permet une perte des limites (fusion) puis un soulagement dans la défusion : on peut le serrer d’amour ou de haine (malaxer, taper), sans crainte de vengeance en retour, sans crainte de l’avoir endommagé (capacité d’autorestauration de l’objet).
Tout en disposant de sa propre élasticité, la matière terre ne confronte pas celui qui la manipule à la question de la réciprocité et lui évite les angoisses d’un possible retour vis-à-vis de son agressivité.
Le concept de médium malléablepeut être entendu en termes de mère suffisamment bonne (Winnicott), c’est-à-dire savoir s’offrir au sujet comme séparable et malléable afin de l’aider à établir progressivement, au travers d’expériences successives et ménagées de fusion et de défusion, l’écart interpersonnel et intersubjectif qui lui est nécessaire pour devenir une personne.
Revenons un instant sur les cinq caractéristiques principales qui définissent le médium malléable. Au risque de nous répéter, elles sont : l’indestructibilité, l’extrême sensibilité, l’indéfinie transformation, l’inconditionnelle disponibilité et enfin l’animation propre. Ces caractéristiques peuvent être décrites séparément, mais leur rapport d’interdépendance les unes par rapport aux autres est essentiel pour que le médium malléable prenne toute sa valeur. Par exemple, le caractère vivant du médium malléable dépend de son indestructibilité, de celle-ci et de sa sensibilité dépend son indéfinie transformation, etc.
La première caractéristique est l’indestructibilité. Cette propriété doit être rapprochée de ce que formule D. W. Winnicott à propos de l’utilisation de l’objet. L’objet doit pouvoir être atteint et détruit (il change de forme) mais il doit « survivre ». C’est à cette condition que sa nature particulière (la malléabilité, l’indéfinie transformation) sera découverte, qu’elle deviendra utilisable pour représenter la fonction représentative. Grâce à son indestructibilité, le médium malléable transforme les quantités en qualités. Un coup de poing donné à un morceau de terre aplatit celui-ci sans le détruire, il change sa forme en s’adaptant à la force.
Si la destructivité doit pouvoir s’exercer à son encontre sans retenue et sans destruction, le médium malléable doit aussi pouvoir être d’une extrême sensibilité. Non altéré dans sa nature fondamentale par de grandes quantités d’énergie, il témoigne en même temps d’une extrême sensibilité à toute variation quantitative. Il suffit en effet de bien peu d’effort au sujet pour changer la forme du morceau d’argile. La sensibilité est aussi la seconde caractéristique requise par D-W. Winnicott pour l’utilisation de l’objet.
Si le médium malléable doit être à la fois indestructible et extrêmement sensible, c’est qu’il doit pouvoir être indéfiniment transformable tout en restant lui-même. L’indéfinie transformation est la capacité à prendre toutes les formes. L’argile est manipulable et transformable à l’infini sans être altérée ou détruite par cette transformation. L’expérience de son indéfinie transformation ne peut s’effectuer que si le médium malléable est inconditionnellement disponible.
La dernière propriété, sans doute plus difficile à penser car elle résulte de l’interdépendance des autres, est le caractère vivant du médium malléable. Bien qu’en lui-même le médium malléable soit une substance inanimée, il est nécessaire que le sujet puisse le considérer à un moment ou à un autre comme une substance vivante, animée.
Toutes ces caractéristiques paraissent jouer comme des atténuateurs des angoisses de séparation et de différenciation, conjointement aux différentes défenses que le sujet peut lui-même instaurer pour lutter contre ces mêmes angoisses.
Le concept de malléabilité s’inscrit donc dans une réflexion sur la séparabilité de l’objet.
La psychose confronte le sujet à la rencontre avec un objet énigmatique, c’est-à-dire un objet qui précisément n’est pas malléable, ne se laissant pas affecter ou toucher et n’acceptant pas l’inscription. Nos dispositifs de soin doivent donc être suffisamment malléables pour essayer d’y remédier. L’analyse des cas cliniques montrera combien l’activité représentative des personnes dont il est question est extrêmement carencée du fait d’une faille d’une ou plusieurs des propriétés du médium malléable.
MILNER M., (1977), Le rôle de l’illusion dans la formation du symbole, tr. fr. (1979) in Revue de Psychanalyse, n°5-6, p. 844-874.
ROUSSILLON R. (1991), Un paradoxe de la représentation : le médium malléable et la pulsion d’emprise, in Paradoxes et situations limites de la psychanalyse, Paris, Presses Universitaires de France, p. 130-146.