1.3.1 La symbolisation

1.3.1.1 Les processus de symbolisation primaire

La représentation de l’objet fondée sur l’absence (la perte) est déjà une forme élaborée du processus de symbolisation. Avant cette symbolisation (et pour qu’elle puisse avoir lieu), il existe un « temps primaire de symbolisation », qui prend appui sur le double étayage de l’activité perceptivo-motrice et sur la réponse active de l’objet (l’autre sujet).

En utilisant la matière terre pour jouer avec des sujets en panne de symbolisation, on leur propose un objet qui tient compte à la fois de la réalité externe (la terre en ce qui nous concernera) et de la réalité interne en se prêtant à la projection de leurs désirs inconscients, en lui donnant forme. Cette forme est non seulement un représentant de leur capacité représentative, mais elle se soumet à la destructibilité, à la transformation, à tous les possibles, c’est un acte de symbolisation.

Le but n’est pas de conserver une représentation-chose, mais de découvrir, à travers le modelage et le remodelage, un processus de représentation.

La terre, matière à toucher et malaxer, à mettre en forme, se prête à tout, se plie aux désirs conscients et inconscients avec une fidélité absolue. Toucher la terre, la lisser, la caresser, la mouiller, la pétrir, la triturer, la mettre en miettes, la coller, la mettre en boule...

Certains feront alors leurs premiers pas sur la voie de la symbolisation grâce à un outil transformable à l’infini.

Le dispositif groupal de médiation par la terre permettrait une résurgence des expériences précoces non symbolisées (qui ont été vécues dans le corps mais pas sur le plan psychique), lesquelles s’expriment à travers la sensorialité.

Nous postulerons plus loin, en appui sur d’autres travaux, qu’il y aurait retour des fixations originaires et des agonies primitives dans le mode d’entrer en contact et d’utilisation du sujet avec le médium malléable.

Cette matière étant présentée par un autre sujet, il y aurait transformation de ces éprouvés corporels archaïques dans et par le dispositif.

Les processus psychiques se déployant à l’intérieur du dispositif permettraient de retracer les étapes du travail de symbolisation dans le registre primaire : de l’adhésivité à l’identification projective. Les formes modelées obtenues à ce stade s’apparentent à des traces-contact (S. Tisseron, 1995), des traces mouvements qui signalent que l’on se trouve à niveau psychique de pré-représentation.

Il apparaît nécessaire à ce stade d’introduire quelques réflexions au sujet du concept de symbolisation.

Nous prendrons comme point de départ les travaux de B. Chouvier (1997) qui propose la notion de symbolisation originaire afin d’introduire le concept de symbolisation primaire (R. Roussillon, 1991, 1995, 1999).

Il s’agit-là d’une introduction qui nous permet d’avancer les éléments nécessaires à la compréhension des mécanismes mis en jeu dans le travail thérapeutique par la médiation. Nous aurons donc l’occasion dans l’avancée ultérieure de notre travail et dans la partie de reprise clinique d’aborder plus en profondeur les processus psychiques propres à la symbolisation primaire à partir d’autres travaux (ceux de P. Aulagnier (1975), ainsi que les développements que proposent A. Brun, R. Roussillon et d’autres auteurs).

B. Chouvier (1997) propose une analyse des modalités précoces des processus psychiques de symbolisation.

Il avance que dans un cadre thérapeutique, si l’enfant peut activer dans le jeu son espace interne de symbolisation, celui-ci pourra trouver une issue favorable à la crise qu’il traverse. S’il ne peut y parvenir, c’est sur la mise en place de l’espace de symbolisation que doit porter le travail clinique, ou sur son ouverture lorsqu’un tel espace a été obturé ou effracté.

C’est avec la construction du self et le développement des différentes enveloppes psychiques que s’ouvre l’espace représentatif de l’enfant, espace au sein duquel est repérable ce que B. Chouvier désigne comme :

‘« […] une capacité symbolique originaire, sans laquelle les diverses strates psychiques ne peuvent se constituer selon des axes de structuration et de fonctionnement capables d’assurer à l’enfant le plein exercice de ses potentialités, tant au plan des apprentissages que de l’épanouissement personnel. 19» (p16)’

Au cours de la construction de l’appareil psychique, se mettent en place les différents feuillets internes de l’enveloppe psychique, qui seront les garants du bon fonctionnement psychique et de son adaptabilité aux différentes variations de l’environnement.

La constitution du système inconscient et de sa diffusion non effractive dans la psyché en dépend, ainsi que de la formation des couches pares-excitantes du self. Il s’agit pour l’enfant d’intérioriser l’expérience des relations précoces à l’objet primaire. Cela permettra l’établissement de la fonction contenante du self.

B. Chouvier précise :

‘« Dans tous les cas, c’est le sein maternel qui représente la matrice originaire de toute contenance. La psyché ne peut fonctionner comme contenante, contenant des pensées, des représentations, des affects, qu’à partir de l’introjection réussie du contenant originaire. Le sein est le premier cadre de circonscription et de délimitation de l’espace psychique et qui fonctionne également, par là même, comme cadre d’inscription. » (p. 18)’

Toute enveloppe psychique a un caractère d’interface (D. Anzieu, puis D. Houzel). Si l’enveloppe protège la psyché de la violence des flux excitatoires, elle constitue, sur sa face interne, une surface malléable où s’impriment les sensations et les expériences qui fondent toute signifiance. Une telle conception offre un mode de compréhension de la semi perméabilité des barrières psychiques, capable aussi de rendre compte de leur fermeture dans la mise en œuvre défensive des carapaces.

Comment prennent place, dans le cadre de la genèse des enveloppes psychiques, les processus de symbolisation ?

B. Chouvier nous dit que :

‘«  [...] Le symbole correspond à la mise en lien, à la rencontre féconde psychiquement entre deux réalités, deux objets de nature complémentaire mais jusqu’ici séparés. Le pontage réussi entre ces deux réalités, ou ces deux objets, est le signe d’une élaboration psychique et d’une évolution maturante pour l’enfant. » (p 18)’

L’élément autour duquel s’organise la symbolisation dans son aspect premier est désigné par le terme de gestalt originaire. Il s’agit d’une forme qui renvoie à d’autres formes mais bien plus encore. L’auteur prend l’exemple du « ballon ». L’enfant qui prononce le mot pour la première fois en rapport avec la chose s’en servira aussi lorsqu’il croisera, avec jubilation, un panneau de circulation ou toute autre forme ronde. Mais plus encore que la forme, cette gestalt (rond) renvoie aussi à la contenance. Ce qui caractérise une chaîne symbolique ne se réduit en rien au simple jeu des contenus de représentations de choses et de représentations de mots qui s’inscrivent au creux d’une gestalt originaire.

‘« Ainsi la gestalt de rondeur se définit d’abord et avant tout par sa fonction contenante, c’est-à-dire ce qui la rend capable d’inférer, capable de générer et de porter tout le jeu symbolique autour des formes rondes. » (p. 20)’

Une gestalt n’est jamais réductible au contenu, ni au contour d’une chose ou d’un objet. Il est décisif de constater que toute gestalt :

‘« [...] en tant que forme inductrice d’un contenant psychique, dépasse, transcende tout objet concret. » (p. 21)’

La gestalt précède l’objet perçu ou représenté et en ce sens elle est la condition d’existence de l’objet dans l’appareil psychique. L’introjection des gestalts originaires permet l’inscription et la permanence des traces mnésiques à partir desquelles se construit la représentation.

‘« La gestalt originaire, appréhendée au sens premier comme une bonne forme, se définit par sa prévalence et sa préséance à l’objet. Grâce à elle et à son intégration par le jeu des bonnes introjections des expériences premières, la psyché de l’enfant est capable d’inscrire en elle tous les objets à venir. Elle est ce qui fonde la capacité symbolique, en déterminant à la fois les potentialités psychiques représentatives et leurs liaisons associatives. » (p22)’

B. Chouvier souligne qu’il est alors possible de distinguer trois registres élémentaires du process de symbolisation : celui de l’expression, celui de la signifiance, et enfin le dernier correspond à la configuration du relationnel (p 24).

L’approche globale du process de symbolisation permet de mieux saisir les liens entre le registre pulsionnel et la structuration du penser.

Néanmoins et comme il le souligne, si l’activation de la capacité symbolique de l’enfant est possible elle permet des transformations internes, si tant est que le clinicien puisse repérer et comprendre la logique personnelle mise à l’œuvre dans telle ou telle manifestation symptomatique. En revanche, les effractions psychiques précoces, les traumatismes graves sont plus dommageables, car les processus de liaison ont été rompus, voire même la capacité symbolique originaire atteinte. B. Chouvier nous dit que :

‘« Dans de tels cas, la démarche clinique est longue et difficultueuse, qui conduit au remaillage et au raccordage des filets de la symbolisation, et surtout elle n’est réalisable que par la mise en jeu de dispositifs thérapeutiques complexes, basés sur une construction externe de la capacité symbolique. » (p25).’

Cette notion de construction externe de la capacité symbolique est tout à fait en lien avec la matière qui constitue notre recherche et ses hypothèses.

Lorsque la capacité symbolique originaire est « en panne », comment faire advenir du symbolique à des sujets en proie aux effractions psychiques quasi permanentes tant internes qu’externes ?

Au départ, S. Freud réduit la symbolisation à l’organisation d’une liaison entre représentation de chose et représentation de mot. Vient ensuite l’hypothèse d’une trace perceptive différente de la trace inconsciente et se profile alors un autre type de symbolisation, constitué par le travail spécifique de liaison entre ces deux traces. A ce niveau, la symbolisation ne relie pas l’objet à la représentation, mais deux types d’images de l’objet, deux traces différentes de l’objet : c'est la symbolisation primaire (dont le travail du rêve est une illustration), qui s’étaye sur la perception, la matérialisation et la motricité.

René Roussillon (1995), avec sa conception de la symbolisation primaire, éclaire la complexité de ces processus primaires. La symbolisation primaire désigne le processus consistant va créer des représentations de choses, ou des représentations-choses, à partir de l’hallucination primaire. La symbolisation primaire est une activité de liaison entre une trace mnésique et une représentation de chose ; elle transforme des traces perceptives en représentations de choses (la symbolisation secondaire consistant en une liaison entre représentation de chose et représentation de mot). La représentation de chose résulte de la conjonction d’une hallucination avec une perception analogue, ce qui produit une transformation de l’hallucination : l’hallucination est transformée en illusion (au sens de Winnicott, 1951, 1971), dans le contexte du « trouvé-créé » décrit par Winnicott, et qui suppose que l’objet, suffisamment adapté, satisfasse le bébé au moment où celui-ci éprouve le besoin de satisfaction. L’illusion, transformation d’une hallucination de par sa coïncidence avec une perception analogue, ouvre le champ à la production de symboles primaires. La symbolisation primaire suppose ainsi un temps transitionnel, entre l’hallucination et la représentation de chose.

Les traces mnésiques d’expérience de satisfaction comme d’insatisfaction, sont réactivées par la contrainte de répétition (Freud, 1920), et poussent à la symbolisation, exigent un travail de symbolisation primaire, de création de symboles primaires, de représentations de choses. Et celui-ci nécessite un passage par l’objet, une extériorisation dans la chose. Le rôle de l’objet est ainsi fondamental pour la symbolisation primaire. Si l’objet satisfait, il propose une coïncidence entre hallucination et perception, ce qui produit une illusion. Le terme winnicottien de « trouvé-créé » décrit cette coïncidence entre une hallucination de la satisfaction et une perception analogue. René Roussillon (1991, 1995, 1999) propose une autre détermination, celle de « détruit-trouvé », ou « détruit (re)trouvé » pour désigner la rencontre entre l’activation d’une trace perceptive toxique et une expérience de satisfaction réelle. Le « détruit-trouvé » correspond au démenti perceptif de la destructivité primaire, de l’insatisfaction primaire (le sujet détruit, mais l’objet survit). Si l’objet échoue dans cette fonction de production de coïncidence, ou de « présentation des objets », comme l’indique Winnicott (1962), si l’objet échoue à démentir l’hallucination primaire d’insatisfaction et de destruction, il se produit alors un « enkystement narcissique primaire des expériences antérieures alors condamnées à être activées hallucinatoirement et à harceler persécutivement l’appareil psychique. » (Roussillon, 1995).

La symbolisation primaire est le processus qui fait passer de la chose à sa représentation-chose sur le plan psychique. Les processus de symbolisation primaire s’appuient sur la question essentielle du mode de présence de l’objet (éléments perceptifs et investissement de l’objet), pour faire « le travail de mise en forme perceptive », de transformation motrice qui va rendre liable, symbolisable la chose psychique interne.

Comme le souligne René Roussillon (1997), en partant du modèle de l’hallucination première, le premier mouvement de la psyché résultant de l’investissement de la matière psychique par la pulsion consiste donc à mettre au-dehors ce qui s’est imprimé au-dedans pour pouvoir commencer à s’en saisir.

L’hallucination travaillera le corps biologique jusqu’à en faire un corps psychique marqué par le fantasme.

La symbolisation primaire est donc représentée par des mouvements et des traces, par une certaine rythmicité (en deçà de la contenance). En effet, le travail psychique de la symbolisation n’est pas seulement verbal. Il est aussi visuel et sensori-moteur dans la mesure où il prend appui sur des représentations imagées et des représentations d’actes.

Au tout début de la vie, affects et représentations sont indissociables sur le plan psychique. En effet, les figures de la représentation, depuis leur substrat corporel primitif jusqu’à leurs destins psychiques les plus élaborés, sont toujours construites, enracinées, articulées dans les interactions psychiques et psychisantes avec l’objet. Ces figures de la représentation exercent aussi un pouvoir de transformation de la sensorialité et du corps vécu le plus archaïque, significations affectives transformées en formes gestuelles ou langagières.

D’un univers « tout sensoriel » à une « prédisposition de l’espace transitionnel », la matière terre permet de dépasser l’expérience du sensoriel et d’accéder à la fonction de représentation, notamment représentation de l’espace et des états du corps, en référence à ceux de l’appareil psychique groupal, pour tenter une transformation des sensations corporelles en « expérience psychique.» La représentation se joue au niveau des objets internes (même partiels), c’est-à-dire lorsqu’un espace interne est constitué. Avant cela, la personne se présentant comme une surface psychique qui n’a d’existence que collée contre un autre psychisme, toute activité représentative est impossible.

Notes
19.

CHOUVIER B., (1997), La capacité symbolique originaire, in ROMAN P. et al., Projection et symbolisation chez l’enfant, Presses Universitaires de Lyon, 188 p., L’autre et la différence, p. 15-25.