1.3.4 Sensorialité et traces hallucinées

Dans ses récents travaux sur la médiation picturale avec des enfants psychotiques, Anne Brun (2007) propose que la sensorialité du médiateur réactualise chez l’enfant psychotique des expériences somato-psychiques impensables, qui relèvent souvent du registre des « agonies primitives », telles qu’elles ont pu être décrites par Winnicott. Elles vont se présenter sous la forme de « sensations hallucinées », provoquées par la rencontre avec le médiateur.

Il s’agit donc d’un processus qui fait coïncider hallucination et perception : c’est bien la manipulation du médium malléable, à travers les sensations qu’il procure qui ré-active chez le psychotique ces vécus psychocorporels, se présentant sous forme de « sensations hallucinées.» Ces dernières appartiennent au registre de l’activité psychique originaire (Aulagnier, 1975).

Cette émergence de « sensations hallucinées » dans la rencontre avec le médium servira de support aux processus de symbolisation.

Prenant appui sur la théorie de P. Aulagnier (1975) au sujet de l’originaire, A. Brun souligne le rapport de spécularité entre l’enfant psychotique et le médium (l’enfant qui s’identifie et se reflète dans la matière à partir de ses qualités sensorielles, peut devenir fragment de matière et réciproquement vivre celle-ci comme fragment de son corps propre).

La sensorialité est la première modalité de rencontre avec le monde, entre l’être humain et son environnement (même avant la naissance).

La sensation se présente comme la matière qui impulse l’investissement psychique. Pierra Aulagnier souligne le caractère indifférencié de l’activité psychique originaire, postulant la coalescence de l’affect et de la représentation, qui prennent l’un et l’autre pour support la sensorialité.

S. De Mijolla-Mellor (2002), cité par A. Brun (2007), nous explique :

‘« On désigne par « l’originaire » l’ensemble des représentations produites à l’orée de la vie psychique lorsque celle-ci est encore en deçà des différenciations interne/externe ou psyché/sôma. L’originaire ne se confond pas avec l’origine (phylogenèse, traces d’événements traumatiques) de la vie fantasmatique mais en constitue une première expression, avec ses contenus et sa logique propres. Jamais observés directement, l’originaire et son fonctionnement ne peuvent être qu’inférés à partir notamment des processus propres à la psychose, auxquels celle-ci ne se réduit pas cependant. L’originaire comme catégorie substantive n’est pas utilisée par Freud [...]. » ’

L’activité sensorielle, notamment avec les schémas de l’hallucination primitive, amène la psyché à se représenter la rencontre entre organe des sens et objet (réel ou halluciné) et elle déclenche donc l’activité originaire.

L’activité du processus originaire emprunte son fonctionnement au travail de métabolisation propre à l’activité organique, qui prend la forme d’une oscillation entre prendre en soi et rejeter hors de soi (la psyché va métaboliser en éléments d’auto-information les excitations à source corporelle, c’est-à-dire les stimuli qui proviennent de l’extérieur).

A. Brun (2007) précise :

‘«  L’originaire se caractérise par une absence de différenciation entre la psyché, le corps propre et le monde extérieur, donc par une absence de dualité : autrement dit, il s’agit en quelque sorte de prendre en soi ou de s’auto-rejeter. » (p. 152)’

Le pictogramme définit un type originaire de représentation, qui ignore la dualité entre l’agent qui représente (la psyché) et l’agent qui est représenté (le corps, le monde extérieur ou sa propre activité psychique). Le prototype du pictogramme est la rencontre originaire sein/bouche : le sein inséré dans la bouche fait partie du corps propre, sans discontinuité corporelle et le pictogramme dans l’originaire va mettre en scène la bouche et le sein comme une entité unique et indissociable.

Le pictogramme se présente donc sous la forme d’une sensation hallucinée. Un bruit, une odeur, une proprioception concernant l’intérieur du corps propre font brusquement irruption dans l’espace psychique et l’envahissent complètement :

‘« Le sujet n’est plus, ne peut plus être, n’a plus été que cette fonction percevante (auditive, olfactive, proprioceptive) indissociablement liée au perçu : le sujet est ce bruit, cette odeur, cette sensation et il est conjointement ce fragment et ce seul fragment du corps sensoriel mobilisé, stimulé par le perçu. » (Aulagnier (1986), citée par A. Brun, p.398)’

C’est donc « l’emprunt fait au sensoriel » qui permet à la psyché de s’auto-informer, dans la représentation pictographique, d’un état affectif qui la concerne. L’affect, en tant qu’éprouvé de l’originaire, est représenté par une action du corps.

Voici un exemple de pictogramme proposé par P. Aulagnier (1986) :

‘« Imaginez quelqu’un qui tombe brusquement dans un précipice, et qui ne tient que raccroché par une seule main à l’unique et fragile saillie d’un rocher. Pendant ce temps, il ne sera plus que cette union « paume de la main-morceau de pierre », et il doit n’être que cela s’il veut survivre. Tant que cette perception tactile existe, il est assuré qu’il vit, qu’il n’est pas déjà en train de plonger dans le vide. » (p. 398)’

Anne Brun (2007), souligne que ce fond représentatif originaire, forclos selon P. Aulagnier du connaissable mais pas irreprésentable, toujours à l’œuvre chez tout sujet, coexiste avec deux autres modes de fonctionnement de l’activité psychique, le processus primaire, défini par la représentation fantasmatique ou le fantasme, et le processus secondaire, défini par la représentation idéique ou l’énoncé. Elle indique que :

‘«  L’activité psychique passe donc de la mise en forme (de l’originaire infigurable), à la mise en scène (registre du primaire) à la mise en sens (registre du secondaire). » (p. 154)’

La fécondité clinique de la théorie de l’originaire consiste à montrer la prédominance de ce fond représentatif de pictogrammes dans la psychose, où affleurent les images de chose corporelles, renvoyant à un corps s’auto-avalant, s’automutilant, s’autorejetant. Dans cette perspective, A. Brun avance l’hypothèse que, dans un cadre de thérapie médiatisée, des sensations hallucinées de l’ordre des pictogrammes s’actualisent à partir des sensations provoquées par la matérialité du médiateur et par la mise en jeu de la sensori-motricité.

Elle donne des exemples où l’enfant devient pure sensation et où il est ce « seul fragment du corps sensoriel mobilisé, stimulé par le perçu.»

Ce cadre de thérapie médiatisée active pour les enfants psychotiques une dynamique de figuration des pictogrammes, ce qui va conditionner leur mise en forme d’une matière informe qu’on peut désigner comme matière à symbolisation (Brun, 2007, p154).

Selon cette hypothèse, le contact avec le médium permet à l’enfant une saisie d’une image de lui-même, qui rentre en résonance avec des représentations pictographiques de lui-même.

Anne Brun donne l’exemple suivant : le Je peut être réduit à une « sensation main agrippée à la feuille » ou à un « moi/pinceau englouti dans la peinture ».

Encore, le Je de l’enfant peut se refléter dans la peinture comme « anus/caca/liquéfié/vidangé », etc.

L’auteur précise :

‘« Le désir tend à se satisfaire sur le mode hallucinatoire au cours d’un mouvement auto-érotique où le perçu est auto-engendré par la psyché (halluciné) »25. ’

L’auteur rapproche ce retrait dans l’hallucination du retrait autistique où, la psyché, pour survire ou pour éviter sa néantisation, hallucine une perception sensorielle issue d’une représentation pictographique à laquelle le sujet s’agrippe dans une sorte d’indistinction entre lui et le monde.

Les dispositifs thérapeutiques à médiation sont donc particulièrement intéressants pour les patients qui présentent des « ratés » de la symbolisation primaire comme les patients autistes ou psychotiques qui n’ont pu se constituer d’identifications précoces intracorporelles.

Au sein de notre dispositif, la matière terre sera à la fois le corps de celui qui la manipule et un représentant du thérapeute (le médium malléable) qui peut être touché, atteint sans changer de nature. Le modelage offre un terrain privilégié de jeu même si l’élément malléable peut éveiller certaines angoisses.

Notes
25.

AULAGNIER, P. (1986) Le retrait hallucinatoire : un équivalent du retrait autistique ? in Un interprète en quête de sens, Paris, Ramsay, p.395-410.