Au regard des troubles manifestés par les sujets, il était difficilement pensable d’animer seule un tel groupe. Surtout, un travail groupal est pour nous impossible à envisager autrement qu’en cothérapie (voire avec un troisième intervenant qui serait un observateur participant, nous y reviendrons plus loin).
Ce groupe était donc animé par une éducatrice spécialisée travaillant au quotidien avec les personnes accueillies, Laure, et moi-même.
Au-delà du dispositif en tant que tel, il est donc aussi question d’une rencontre et d’accordage entre les thérapeutes.
Proposer à une éducatrice, qui par définition a une pratique et un cadre de références différents du nôtre, un dispositif au sein duquel il n’y a pas de consignes ni d’exigences (en termes éducatifs essentiellement) n’allait pas de soi. C’est essentiellement une sensibilité commune et partagée dans la relation aux personnes ainsi que des affinités professionnelles qui nous ont permis de bâtir ensemble le dispositif. Il n’y avait donc rien d’étrange ou d’étranger qui n’ait été parlé entre nous deux et le dispositif s’est construit aussi au fil du temps à partir de cette relation.
Nous nous sommes beaucoup interrogées pour savoir s’il fallait désigner ce dispositif comme thérapeutique dès le début, ou bien s’il n’était pas préférable de préserver une nécessaire ambiguïté, laquelle nous apparaissait pouvoir peut-être permettre plus de souplesse au déroulement des processus sollicités dans le dispositif.
Mais de toute évidence il s’agit d’un cadre différent, d’une autre nature et les sujets du groupe sembleront le saisir et s’en imprégner dès la première séance. Nous avons donc considéré que le dispositif était en lui-même thérapeutique, parce qu’il se propose comme un espace de transformation (des sensations, des émotions, des affects).
Il faudra aussi prendre en compte le niveau institutionnel, car cette cothérapie a parfois pu risquer de constituer à notre insu un espace de résistance pendant un temps face à un mouvement institutionnel d’indifférenciation et d’agir. Nous reviendrons sur ces éléments plus loin.
Réfléchissant ensemble sur le projet du groupe, du cadre-dispositif que nous souhaitions mettre en place, le projet défini retenait un travail autour de la matière terre et du modelage, à partir de la sensorialité et en particulier du toucher et de l’utilisation de la matière, sans aucun but éducatif.
C’est-à-dire que nous souhaitions créer un écart temporel dans la prise en charge de ces personnes, sollicitées par des activités journalières dont les objectifs étaient centrés plutôt sur ce qui apparaissait comme « sédimenté » que sur l’observation et la reprise de ce qui se « répétait ».
Néanmoins, nous souhaitions aussi être attentives aux liens ou répercussions qui pourraient s’établir entre ce qui allait être mis à jour ou se dérouler pour les personnes au sein de l’atelier et l’accompagnement quotidien et ce que les autres membres de l’équipe pourraient en rapporter.
Nous avions désigné ensemble les personnes qui y participeraient, et proposions ce choix aux autres membres de l’équipe dans le cadre d’une réunion d’équipe pluridisciplinaire.
Comment s’était fait le choix des personnes ?
Il s’agissait pour deux d’entre elles (Samuel et Louise) de personnes dont nous avions remarqué qu’elles semblaient ne manifester aucune initiative dans leur quotidien, et peu d’intérêt pour ce qui leur était proposé, se présentant comme très apathiques. Elles ne parlaient pas, étaient très immobiles bien que le contact par le regard fût intense et présentaient des stéréotypies. Nous n’avions que très peu d’éléments d’anamnèse les concernant, mais nous avons su qu’elles ont été bien plus animées qu’elles ne le sont aujourd’hui, comme si elles s’étaient défensivement réfugiées dans l’inertie et le retrait. Nous nous demandions alors quelle présence elles pourraient avoir dans ce lieu « autre », c’est-à-dire dégagé du tumulte constant de la vie en collectivité et sans consigne.
Nous avons ensuite désigné Paul, ayant l’intuition que la fougue tonique et verbale qui le déborde (les paroles qui lui sont adressées et qu’il ne comprend pas l’excitent beaucoup), trouverait peut-être dans la matière un possible apaisement, une liaison rendant plus harmonieuse sa présence à lui-même et au monde environnant.
Maria nous apparaissait être dans un état de souffrance psychique et corporel constant, sans relâche. Elle tentait de tout contrôler, tant de son monde interne que de celui qui l’environnait et ce qui lui échappait la mettait en panique. La moindre remarque à son égard entraînait des conduites auto-agressives. Elle parlait, mais de façon stéréotypée, répétant la fin de chaque phrase qui lui était adressée avec une voix tonitruante et mécanique (on aurait dit que c’était un robot qui parlait), ou bien ponctuait la conversation de « oui ! » sur un ton quasi hurlé, tout en tournant sa tête à l’extrême opposé du visage de son interlocuteur. Nous nous doutions que pour elle l’absence de consigne, de demande formelle de mise en forme ou de représentation la mettrait en déroute, mais nous étions curieuses de voir ce qui pourrait se dégager, dans ce temps accompagné, dans le rapport avec la matière.
Maria est à ce jour décédée, dans un contexte de grande souffrance somato-psychique (probablement en lien avec la disparition prématurée de sa mère foudroyée par une tumeur cérébrale). Ce travail et les traces de sa présence à l’atelier sont ainsi et aussi un peu dédiés à sa mémoire...
Boris présente des conduites autistiques très marquées. Nous avions l’intuition qu’il faudrait « canaliser » l’ardeur de sa présence (il renifle tout, met les choses en contact avec sa langue puis les jette dans l’espace, il se déplace en courant sur la pointe des pieds, a des stéréotypies très marquées). Boris prend tout avec la main pour ensuite lâcher brusquement. Quelles modalités sensorielles pourrions-nous travailler afin qu’il trouve des points d’ancrage plus fiables dans le réel ? De son histoire nous savons peu de chose, sinon un élément marquant de sa prise en charge dans l’institution pour adolescents qui nous l’adresse, à savoir que lors d’un retour de vacances, et pendant un certain temps, Boris a dû avoir les mains attachés dans le dos afin de réfréner une conduite automutilatoire qui consistait à s’arracher la peau du visage (ce qui n’a plus lieu aujourd’hui). C’est donc aussi en résonance avec cette notion d’enveloppe corporelle défaillante ou attaquée que nous souhaitions travailler.
Enfin, Ernesto présente lui aussi des traits autistiques, mais sa présence est douce et calme (presque trop). Il semble apeuré, un peu recroquevillé sur lui-même, affichant toujours un immense sourire mais détournant la tête lorsqu’on s’adresse à lui. Il se précipite dans ses déplacements et pour s’asseoir, comme si la traversée d’espaces différents le mettait en panique. Il demande souvent où sont les personnes absentes qu’il nomme (« et untel, il est où ? ») et sollicite beaucoup les autres en les interpellant par leur prénom (il n’engage néanmoins pas de conversation). Nous souhaitions lui proposer un espace qui lui permette peut-être de prendre « un peu plus de place », et aussi équilibrer le groupe par des présences en apparence plus apaisées.
Cet atelier « expérimental » ressemblera au fil du temps à une « fabrique de formes ». Comme nous n’intervenons pas sur les modelages qui sont libres et non assignés à une représentation, les mains qui toucheront la matière vont la transformer, produire des bruits, laisser des traces, des formes.
En présentant la matière terre aux participants, nous souhaitions observer comment la manière dont ils l’appréhenderaient, l’utiliseraient (ou pas, car nous avions aussi envisagé cette éventualité), pourrait nous renseigner sur l’organisation de leur monde interne.
Nous étions aussi à l’affût de ce que le groupe et les processus psychiques qui allaient y être à l’œuvre pourraient lier chez ces personnes, qui semblent enfermées dans ce qui nous apparaîtra de plus en plus au fil du temps comme des « pathologies du contact ».
C’est donc d’abord et avant tout un travail à partir de la sensorialité qui est proposé. Cela supposera de nous laisser nous aussi régresser à notre propre sensorialité et à partager sur ce mode. Ce sont en effet tous les canaux sensoriels qui seront sollicités : le toucher, la vue, l’ouïe, l’odorat mais aussi le goût (pour ceux qui testeront en mettant à la bouche le matériel).
Lors d’un temps de reprise des éléments, Laure nous a dit qu’elle avait été très touchée par les temps de silence au cours desquels nous pouvions être attentives aux regards, « écouter la sensorialité » alors mise en acte.
Les séances sont hebdomadaires et durent une heure. L’institution a permis que le lieu dans lequel se déroule l’atelier ne soit utilisé qu’à cet usage.
En ce sens, le lieu est en lui-même marqué d’une empreinte forte, il s’agit de « l’atelier terre », fortement relié à notre présence puisqu’en notre absence rien ne s’y déroule. Nous pourrons donc aussi y laisser librement des traces (le travail de la terre est extrêmement salissant), ainsi que les modelages qui pourront être conservés sur des étagères dans ce lieu unique. L’atelier apparaîtra d’ailleurs comme un des espaces les plus différenciés au sein du collectif de l’institution. Ceci est « un luxe », mais il faudra aussi en payer le prix, ce dernier étant la difficulté, voire l’empêchement à utiliser le matériel clinique qui s’en dégage dans le reste de la prise en charge des personnes ou en équipe. Nous l’aborderons plus loin, une sorte de « non-dit » au sujet de cet atelier et de ce qui s’y déroule perdurera. Est-ce parce que les personnes s’y montrent différentes ?
La consigne énoncée aux participants est simple : nous leur présentons un morceau de terre ainsi que tout le matériel qui peut servir à l’utiliser (y compris des bols d’eau et de barbotine), et nous leur proposons, s’ils le souhaitent, de toucher la terre, de «faire des formes ensemble».
Nous précisons que toutes les productions restent dans l’enceinte de l’atelier et ne sont pas accessibles à toute personne n’y participant pas.
Les différents temps qui articulent le déroulement de la séance se ritualiseront au fil du temps. Laure accompagne les personnes de leur groupe d’accueil jusqu’à l’atelier où nous nous trouvons déjà car nous préparons en effet la salle à l’avance : installation des planchettes en bois sur la table, de la matière et de son état (approvisionnement, vérification des conditions de conservation et de l’état de la matière : il arrive qu’elle ait séché après les vacances), etc.
Les planchettes en bois représentent un premier espace de délimitation, et une invitation à « prendre place ». Elles fonctionneront aussi comme un repère dans l’espace de l’atelier, signifiant sur la surface lisse et immense de la table commune la délimitation d’un premier espace pour la personne.
Non seulement du côté technique cette interface est nécessaire car sinon la terre colle à la table et ne s’en défait pas à moins de détruire la forme advenue, mais cette dernière vient aussi figurer un premier support de différenciation entre la table et la matière terre.
Ainsi, certains seront sensibles aux limites déterminées par la planchette, d’autres laisseront la matière déborder sur la table et envahir ainsi l’espace commun dans un mouvement d’indifférenciation confusionnante.
Après le temps des salutations, chacun revêt (parfois avec notre aide) un tablier et s’installe librement en face d’une planchette. Le tablier permet outre une ritualisation, de signifier que nous entrons dans un espace temps différent, cette vêture renvoyant à la notion d’enveloppe partagée dans le groupe, de différenciation face à la matière.
Au début l’institution a fourni des tabliers qui devaient traîner dans quelques placards, tous différents et usés à des degrés variables, porteurs d’une histoire passée qui nous encombrait. A notre demande, un achat de tabliers neufs d’une meilleure résistance a pu être réalisé. Ces tabliers sont donc tous les mêmes, à l’exception du nôtre (il s’agit d’un grand tablier noir en coton, récupéré dans l’armoire d’une arrière grand-mère qui l’avait elle-même confectionné, et qui a la particularité d’être un peu usé par le temps et donc « très doux »). Laure a choisi spontanément de prendre un tablier identique à celui des participants. Cela n’a pas du tout été réfléchi au départ, mais nous verrons comment la différenciation est à l’œuvre dans ces détails non anticipés mais significatifs.
Au début de la séance, nous retrouvons une musique (toujours la même) que nous mettons à bas bruit. Cette musique fait repère (à la manière d’un rituel puisqu’elle annonce le début de la séance), lie les excitations et nous berce aussi de son rythme, nous resituant tous « à l’intérieur » et dans le temps de la séance. Le choix de cette musique en particulier s’est fait de manière consciente car elle nous plaisait (il s’agissait d’un album offert par un ami qui souhaitait nous faire connaître la chanteuse, De Rosa) 34, et aussi de manière inconsciente car nous n’avions pas alors relevé que le titre de l’album : Afro blues concernait tout à fait ce dont il était question (l’Afrique renvoie aux origines de l’humanité, donc à « la part d’archaïque présente en nous tous », et le Blues, né de l’esclavagisme renvoie quant à lui à la nostalgie de la terre mère...).
Les deux tables qui occupent l’espace central de l’atelier sont disposées en « L » afin de permettre à ceux qui le souhaitent d’échapper au regard des autres, d’être ensemble sans se sentir « prisonnier » d’un face à face. Les participants ont tendance à prendre spontanément toujours la même place.
Maria prendra garde à se placer toujours en bout de table (à l’extrémité du « L »), près de la porte et à un endroit d’où elle peut voir tout le monde mais où elle est aussi protégée du « magma » groupal initial et du regard des autres, alors que Samuel s’installe là où le porte le mouvement du groupe, attendant que nous l’invitions à s’asseoir à la dernière place disponible.
Paul prendra une place « centrale » qui lui permet de voir tous les autres et de s’adresser à eux, même si elle n’est pas toujours la même.
Ernesto prendra toujours la même place dans un mouvement de précipitation, il s’agira surtout toujours de la place « en face de Paul », ce dernier nous le verrons l’interpellant souvent.
Louise prendra toujours la même place avec nonchalance et n’en changera jamais (aucun autre participant ne cherchera d’ailleurs à la lui prendre ou l’occuper), c’est une place stratégique qui lui permet de voir tout le monde sans être au centre, près des étagères qui regorgent d’objets en terre dans son dos, près de la musique et de la bouilloire, ainsi que de la fenêtre. C’est aussi une place qui « gêne » car on ne peut pas passer derrière elle pour faire le tour de la table ou saisir quelque chose).
Nous présentons à chacun une quantité de terre (ceux qui le peuvent sont autorisés à se servir librement) prélevée sur le pain de terre initial en précisant qu’il n’y a aucune restriction de quantité. Ce morceau de matière est positionné « à la périphérie » du sujet, c’est-à-dire d’abord à l’extérieur de la planchette mais face à lui ou à côté dans son champ de vision, soit directement sur la planchette pour ceux qui semblent ne pouvoir s’en saisir autrement.
A chaque début de séance, nous mettons sur la table et devant chacun la forme réalisée à la dernière séance, que cette forme soit reconnue ou non (certains la positionnent sur la planchette puis la retirent pour un nouveau modelage, d’autres manifestent une indifférence totale à cette forme, semblant ne pas la reconnaître).
Nous disposons sur les tables, dans le champ visuel et de préhension des sujets des instruments propres au travail de la terre : fil à couper, mirettes servant à « évider », creuser la matière et ébauchoirs permettant de lisser, poinçonner, inscrire, donner contour, patiner la matière. Nous avons rajouté du matériel « détourné » mais qui nous semblait intéressant : truelles de maçonnerie de formats variés, cuillère à dénoyauter pour la cuisine, pinceau pour mouiller la matière…
Nous disposons aussi des bols remplis d’eau sur la table, ainsi que d’autres contenant de la barbotine, ce afin de permettre au sujet d’être à même dans son champ de préhension de se saisir et d’utiliser la matière dans ses états les plus variés. Notons que d’une séance à l’autre, la barbotine sèche dans les bols et qu’il faut la remouiller en y ajoutant de l’eau pour la rendre pâteuse à chaque début de séance, ce qui constituera l’accroche sensorielle préférée de Louise.
Le matériel, s’il n’est pas utilisé spontanément est néanmoins présenté par l’une ou l’autre des animatrices, la personne est libre de s’en saisir ou non.
Puis vient le temps de modelage.
C’est un temps de régression et de jeu sensoriel, accompagné des rythmes reconnus au fil du temps et des séances de la musique qui nous berce.
Chaque participant se livre alors au travail de la matière en fonction du style et des intentions (non conscientes) de chacun : ne pas toucher, mettre en pièces, émietter, séparer puis réunir...
Le dispositif qui s’adresse à des sujets qui présentent des problématiques du registre autistique, psychotique ou déficitaire met aussi en jeu la propre sensorialité et la corporéité des thérapeutes.
En plus de tous les accordages affectifs (Stern, 1985) que nous cherchons à établir, nos postures, nos mimiques, les sons de nos paroles matérialisent notre présence.
La parole seule ne suffit pas dans un tel dispositif. Il nous faudra nous aussi « mettre les mains à la pâte », c’est-à-dire non seulement présenter le matériel, mais aussi nous laisser aller à produire et proposer des modelages (rarement des formes figuratives, toujours sur le mode sensoriel ou du jeu de « qu’est-ce que cela pourrait être ? ») en lien avec ce qui nous semble se dérouler pour les sujets à un moment précis. Ce jeu de communication par les formes (la mise en forme de l’informe) s’apparente à une association non-verbale, par les formes. C’est ce qui donnera corps aux possibles interprétations et leur conférera une portée symbolisante, car la parole donne à la forme proposée le statut d’une image qui pourra circuler entre les thérapeutes et les sujets, avec le groupe.
Il s’agirait, en quelques sortes, de « figurations parlées ».
Pour notre part, nous avons souvent un morceau de terre dans la main, le malaxant au rythme de la musique et à celui du groupe. Ce morceau de pâte molle pétrit dans le creux d’une main a probablement quelque chose à voir avec le groupe (nous avons dans l’idée qu’il pourrait bien constituer un « résidu du groupe »).
Les déplacements des thérapeutes dans l’espace varient au gré de ce qui se déroule pendant le temps de la séance et de ce qu’elles observent, pressentent, ressentent. Aucune des deux n’a de place attitrée, et chacune se déplace auprès des sujets, parfois s’asseyant, prenant à d’autres moments une posture ou attitude (toujours spontanée et intuitive) pour être « plus proche » de la personne en prenant garde de ne jamais imposer une présence qui pourrait être ressentie comme intrusive. Souvent nous sommes à côté d’une personne, parfois accroupie pour pouvoir placer notre regard à la même hauteur que celui de la personne à laquelle nous allons nous adresser.
Ainsi les déambulations et déplacements des thérapeutes peuvent-elles témoigner aussi de la sensorialité contre-transférentielle à l’œuvre.
Il nous a été donné de remarquer dans l’après-coup que nous nous situons spontanément presque toujours l’une et l’autre à des « bords différents » autour de la table, comme pour donner un cadre et border ce qui advient.
Il y aura un moment inévitable auquel nous nous assoirons côte à côte et qui est celui de la prise de notes dans le dernier quart d’heure de la séance sur lequel nous reviendrons plus loin.
Cette notion du positionnement dans l’espace alloué est très importante pour observer ce qui peut être mouvement à l’intérieur du groupe.
Sur la question de l’espace, rajoutons qu’au fil du temps, les objets qui sont entreposés sur les étagères et regroupés ensemble en fonction de leurs auteurs et délimitent un espace propre à chacun, une sorte de territoire qui s’étendra au fur et à mesure des séances.
Seul Paul s'emparera de ses productions à chaque début de séance et manifestera un intérêt pour cet espace alloué sur les étagères. Les autres attendent passivement que nous positionnions la dernière production achevée devant eux. Reconnaissent-ils leurs formes?
La fin de la séance approchant, avant le dernier quart d’heure nous annonçons la fin du temps de modelage et proposons le partage d’une boisson chaude (thé, café ou infusion) à chacun (seul Boris le refusera, mais restera assis avec le groupe). Ce dernier quart d’heure est aussi celui qui réunit « tout le monde » autour de la table commune. Ce temps est un temps d’apaisement avant la séparation (suspension de l’activité motrice), dans le partage et d’une boisson chaude. Les thérapeutes sortent alors un cahier dans lequel seront consignées quelques notes au sujet de la séance. C’est au début pour des questions d’organisation institutionnelle que nous avions décidé de prendre les notes pendant le temps de la fin de la séance, même si cela ne nous apparaissait pas satisfaisant. Finalement, ce temps sera aussi comme un temps de narration car il se fait en présence des personnes qui entendent et même bien souvent écoutent ce que nous disons.
C’est aussi un temps où nous pouvons laisser le groupe « seul en notre présence ». Il s’agit alors de verbaliser, en présence des participants, ce qui s’est déroulé, d’en faire une « narration » qui leur est destinée. Nous reviendrons sur les particularités de ce temps qui peut sembler à première vue confondre le temps de la mise en récit et la prise de note.
A la fin de la séance, chacun range sa planchette et tend ou range son tablier, ainsi que les restes de matière qui sont remis à la masse (le rituel du « au revoir » est important), nous terminons le rangement et fermons l’atelier jusqu’à la prochaine séance, Laure raccompagnant les personnes sur leurs différents groupes.
Concernant la matière, nous mettions au début trois sortes d’argile à disposition : une terre dite « blanche » (elle est grise à l’état cru et devient blanche comme de la craie en cuisant), ou rouge (qui est de couleur marron à cru, et devient ocre rouge à la cuisson), et encore rouge chamottée (cette dernière présente la particularité de contenir des « grains de chamotte » : des grains de terre cuite mélangés au pain d’argile qui donnent un aspect rugueux à la terre manipulée et qui est utilisée pour des modelages lourds ou grands).
Nous avions pensé à plusieurs choses en proposant un matériel malléable de couleurs et de textures différentes.
D’une part nous avions pensé que la terre lisse marron allait réveiller, du fait de sa correspondance avec les matières fécales, pour des sujets régressés, un dégoût à l’utiliser. Sur ce point nous nous sommes trompées car la terre marron lisse sera la plus utilisée, la terre dite « blanche » (dont la particularité est de ne pas salir les doigts car laissant très peu de traces) sera très peu utilisée, voire pas du tout.
Quant à la terre rouge chamottée, nous l’avions proposée pour permettre l’utilisation de textures différentes.
Mais elle ne sera utilisée que « diluée ». Sous forme de barbotine, elle permettra des jeux de bruits et de crissement rythmiques des petits grains de terre cuite en écho à certaines stéréotypies (dont celles de Louise qui fait des bruits gutturaux et qui s’y montrera très sensible).
Toutes ces propositions nous apparaissent après-coup comme des anticipations, sortes de « projections constructions » de ce que nous cherchions à établir dans le rapport à la matière avec les sujets, et ces derniers nous prouvent toujours que nos préoccupations bienveillantes sont parfois excessives à leur égard...et qu’il faut nous laisser surprendre.
Finalement, hormis pour Paul qui utilisera sur deux séances la terre blanche pour envelopper des modelages faits de terre rouge (sans la mélanger), la terre rouge et lisse sera préférentiellement choisie et utilisée par les sujets pour le modelage.
Il est signifié qu’un objet peut être travaillé sur plusieurs séances (il suffit de le conserver enroulé dans un chiffon humidifié et enveloppé d’un plastique), mais aucun ne le fera.
Enfin, il nous faut dire quelques mots au sujet de la fin du groupe et de la manière dont cela s’est décidé.
Nous avons éprouvé toutes deux beaucoup de plaisir à travailler ensemble et avec ce groupe pendant cinq années. Le dispositif aurait pu perdurer au-delà. Néanmoins, à un moment donné, il nous a semblé mutuellement qu’il était nécessaire d’y mettre un terme. Les choses qui n’ont pas de fin sont des voies sans issues, et repousser toujours plus loin la question de la séparation risquait de nous entraîner dans un mouvement répétitif qui viderait la matière et la substantifique moelle du dispositif.
Les formes produites avaient évolué, mais elles semblaient désormais avoir atteint une limite dans leur degré de construction et la répétition menaçait alors de nous faire perdre le sens de ce qui était acquis.
La fin de l’année approchait (l’établissement ferme pendant les congés d’été), Paul annonçait son départ pour un autre établissement proposant un internat, nous envisagions mal le groupe sans lui et ne nous sentions pas non plus l’énergie pour accueillir une nouvelle personne dans ce groupe constitué. Nous avons alors décidé de profiter de la fin d’année qui approchait pour mettre fin à ce dispositif, et lui permettre de continuer à se développer ailleurs, avec d’autres et sous d’autres formes. Cela nous permettait aussi plus de distance dans notre travail d’écriture de la recherche.
Nous avons donc annoncé au groupe plusieurs séances à l’avance la séparation à venir, pour ne prendre personne au dépourvu, et avoir le temps de la travailler à l’intérieur du dispositif.
La particularité de cette musique est de mélanger des sons cristallins avec le rythme de percussions africaines. La voix de la chanteuse est mélodieuse et douce, mais les intonations sont très différentes à chaque titre (la même voix peut tour à tour être rauque et gutturale comme dans certains airs du Blues, aiguë et enjouée).