2.3 Pourquoi la terre : les propriétés et qualités symboligènes du médium

2.3.1 La terre : matière à l’état brut

On ne choisit pas un médium par hasard.

Celui-ci doit avant tout être pertinent au regard des problématiques des sujets auxquels il s’adresse.

Du côté du thérapeute, le médium choisi est un matériel, une matière issue du « réel » qu’il ne connaît pas forcément en termes de savoir technique, mais au moins éprouve-t-il une sensibilité particulière dans sa manipulation, sa contemplation et donc avec laquelle il a des accointances. Celui qui présente une matière à des sujets en détresse ne le fait pas naïvement, et s’il pressent que cette matière pourrait devenir médium malléable, c’est que cette matière particulière (qu’elle soit terre, peinture, expression théâtrale, etc.), il l’a choisie. S’il pense rechercher l’impact de ce médium particulier qu’il a choisi pourrait avoir un impact, c’est qu’il nourrit forcément un lien (technique, historique ou affectif) avec ce médium et il ne doit pas en être dupe afin d’éviter tout risque de séduction.

Ainsi, avant d’introduire ce qui nous apparaît comme des qualités symboligènes spécifiques à la matière terre, il est nécessaire d’évoquer l’origine de notre savoir la concernant ainsi que de la manière dont nous l’avons appréhendée, expérimentée.

Il est tout d’abord important de préciser que nous ne possédons aucune formation spécifique quant à l’utilisation technique de la matière terre.

Néanmoins il ne s’agit pas d’un matériau qui nous était inconnu.

Comme tous, nous avions dans l’enfance réalisé quelques objets et productions rudimentaires au cours d’ateliers à l’école, ou encore ramassé dans quelque flaque boueuse une substance dont nous imaginions pouvoir bâtir des empires, lesquels finissaient par trouver plus humblement une esquisse dans l’ébauche de pots à crayons, de personnages bizarres, destinés à être offerts et trôner sur quelque bureau parental...

C’est ensuite bien plus tard, à l’occasion d’un stage en psychiatrie de l’adulte dans le cadre de nos études de psychologie que la rencontre avec la matière s’est produite. A ce moment là, nous participions en tant que stagiaire à un atelier peinture ainsi qu’un atelier terre, tous deux proposés à des patients psychotiques qui étaient soit hospitalisés en service d’entrée, soit accueillis en soins ambulatoires.

Le stage se déroulant à raison de trois journées par semaines pendant une année universitaire, nous avions été conviée à peindre et modeler avec les patients.

Notre intérêt se portait alors de façon déterminée, pour ne pas dire « fascinée », sur la psychose (la schizophrénie en particulier), et plus spécifiquement sur la peinture en tant que médiation thérapeutique (nous pratiquions personnellement la peinture à ce moment là, et l’objet du stage était la réalisation du mémoire de fin d’étude que nous avons rédigé sur ce thème).

L’atelier terre nous apparaissait alors comme un peu « accessoire », la matière comme « moins noble » que la peinture, plus régressive, les patients pris en charge dans cet atelier se présentant comme plus « chroniques », certains parlant très peu.

Nous n’avions alors aucune culture tant quant au travail de la matière qu’en ce qui concerne l’œuvre de sculpteurs et plasticiens l’utilisant.

Et surtout nous ne comprenions pas : pourquoi le thérapeute laissait-il des psychotiques (chroniques pour la particularité de cet atelier) réaliser sans fin des pots et contenants dont nous ne voyions jamais la finalité? Et pourquoi le thérapeute ne donnait-il aucune indication technique, ne transmettait-il pas son savoir au sujet de l’utilisation de cette matière lorsqu’il était sollicité (quelques unes de nos productions se sont fissurées, certaines ont éclaté à la cuisson, mais d’autres ont résisté).

Puis nous avons fait l’expérience d’être avec les patients tout en « mettant la main à la pâte », et les qualités sensorielles de la matière ainsi que celles du dispositif nous ont amenée à changer radicalement de point de vue dans l’après-coup. Nous avons donc aussi appris, un peu, sur les états de la matière, les façons de la travailler, mais toujours dans une « libre découverte », puisqu’il fallait expérimenter avant d’obtenir une explication.

En acceptant de participer à l’expérience sensorielle de ce dispositif, nous avons quasi à notre insu cheminé dans le temps et exprimé notre créativité. Comme tous au début, nous avions réalisé quelques cendriers et tasses sans réel entrain, nous demandant « qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire aujourd’hui ? » Puis au fil du temps, et probablement en résonance avec les productions des patients et celles de l’animateur sont apparues de petites statuettes de femmes aux longs bras, d’autres au ventre proéminent, qui lentement se sont transformées au rythme des séances, pour donner naissance à d’autres productions personnelles qui surgissaient toujours dans un effet de surprise.

Plus tard, à un moment probablement informe et un peu flou de notre parcours et en lien avec un travail d’analyse, nous avons prolongé l’expérimentation de la terre dans le cadre d’une pratique personnelle en solitaire. Cela nous a permis de disposer des quelques connaissances rudimentaires mais non moins nécessaires à la manipulation de la matière et son travail. Mais surtout, outre l’expérimentation technique, cela nous a permis d’éprouver psychiquement et corporellement les effets de construction que permet le travail de cette matière.

Nous le verrons plus loin, la question de la technicité et du savoir-faire n’est pas anodine. Là où probablement un art-thérapeute, un céramiste ou un plasticien seraient à même de donner conseil ou d’orienter le travail de la matière et de transmettre son savoir, il nous a paru intéressant de ne surtout pas intervenir, de laisser le patient découvrir « seul en présence d’un autre » les différents états de la matière et ce qu’il cherche à produire (reproduisant finalement ce que nous avions vécu dans notre stage, mais dont, au-delà de la frustration ressentie, nous avions compris le sens).

Ainsi par exemple lorsqu’un patient décide d’utiliser seul la barbotine (il s’agit de grains de terre séchés dilués dans de l’eau, donnant une consistance boueuse destinée à coller entre eux différents morceaux de terre), avions-nous l’intuition que ce moment témoignait de quelque chose qui pouvait être transposé sur le registre psychique et dans la relation transférentielle.

Les ressentis sensoriels sont investis par les personnes atteintes de troubles autistiques et psychotiques comme constituant une partie de leur identité, il est donc plus aisé d'entrer en contact, en résonance avec elles en utilisant un médiateur sensoriel.

Les qualités sensorielles de la terre la prédisposent à être investie de façon préférentielle. En effet, certains objets extérieurs (comme un morceau de terre) peuvent servir à la personne de Moi-auxiliaire pour figurer et mettre en scène des vécus corporels archaïques.

De « l’empreinte corporelle à l'empreinte psychique » (Krauss, 2007), le modelage permettrait la réapparition de traces de pré-représentations (des traces « affectivo-sensori-motrices ») enfouies, notamment celles concernant l'établissement d'un Moi-peau , précurseur du Moi.

L’argile est une matière vivante et symbolique à part entière.

Dans l’interprétation des rêves, S. Freud associe la matière à la terre, la « prima matéria » à la mère. La matière terre semble la plus à même de réactiver le lien à l’objet primaire et l’érotisme qui lui est propre.

M. Balint (1971), dans son étude au sujet des substances primaires (quatre éléments avec la mère) met en évidence le lien entre la matérialité de la terre et son travail avec l’objet maternel.

L’argile nous renvoie aux mythes fondateurs de l’humanité, en lien avec les questions des origines et de notre violence fondamentale.

Terre-mère, matrice à la fois nourricière et dévastatrice, elle est le lieu du chaos initial et du retour des corps en tant que matière. Une patiente schizophrène, dans un autre dispositif que celui que nous allons présenter, nous avait confié à la fin de la première séance : « Avant de venir  j’avais très peur, je croyais qu’il s’agissait de la terre qu’on trouve dans les cimetières, mais lorsque j’ai vu le morceau d'argile sur la table et que je l’ai touché, ça m’a rassuré. »).

Entre l’intime et l’universel, certains modelages des patients évoqueront les sédiments de roches ancestrales, des grottes préhistoriques, ou encore des statues de civilisations anciennes, d’animaux bizarres ou disparus, mettant en représentation l’histoire de notre civilisation, croyances et démons intérieurs.

G. Bachelard (1948), qui à travers ses écrits philosophiques a rendu aux matières premières leur poésie, a écrit sur le feu, l’eau, mais il a consacré deux ouvrages à la matière terre.

Il dit que la terre est l’élément résistant par excellence. Aux matières molles est dévolu un privilège de primitivité.

Il écrit au sujet de la boue. Innombrables sont les textes où les valeurs viennent se contredire pour dire le bien et le mal de la fange, de la boue, d’une terre molle et noire. Dès que la terre se durcit, elle est moins apte à ce jeu de valeurs. On est bien obligé de convenir qu’avec la matière molle, on touche un point sensible de l’imagination de la matière. La boue représente un mélange de tout ce qui est abandonné, c’est le mélange de la tiédeur et de l’humidité, de tout ce qui a eu forme et l’a perdue, la tristesse fade en apparence de l’indifférence.

Mais, bien entendu, c’est du côté de l’enthousiasme que nous trouverons le véritable jeu de valorisation. Aux bains de boue d’Acqui, Michelet (dans La Montagne) va retrouver une santé première. C’est vraiment un retour à la mère, une soumission confiante aux puissances matérielles de la terre maternelle. Dès qu’on accepte ces images de valorisation ambivalente, mille petites notations perdues des textes sincères prennent vie. Marcher pieds nus dans une boue primitive, dans une boue naturelle, nous rend à des contacts primitifs, à des contacts naturels. Le Kim de Rudyard Kipling retrouve la terre natale, les orteils écartés, jouissant de la boue du chemin.

‘« Kim soupirait après la caresse de la boue molle, quand elle gicle entre les orteils, cependant que l’eau lui venait à la bouche à des images de moutons mijotés.35 »’

Toucher l’argile nous invite à régresser vers notre propre sensorialité, sensorialité tactile tout particulièrement.

Elle réveille les plaisirs infantiles auto-sensuels ainsi que des éprouvés corporels archaïques en lien avec notre première relation au monde.

Les patients peuvent alors laisser des traces, des empreintes.

Véritable langage pulsionnel, les traces sensibles laissées sur l’argile viennent exprimer en deçà des mots le lien avec l’archaïque maternel.

Les failles de leur structuration dynamique du corps vécu  (G. Pankow, 1969, 1981) s’impriment malgré elles, dans la masse d’argile.

Des corps en souffrance, vécus ou fantasmés, morcelés ou fusionnés, troués ou attaqués, deviennent des corps-mémoires d’une histoire affective bafouée, ensevelie, oubliée, clivée. L’argile absorbe, condense, canalise des conflits tenus sous silence.

Elle est alors susceptible de recueillir une matière psychique brute, sans représentation au-dedans, pour lui donner forme au-dehors.

L’argile est un matériau tangible qui s’explore dans un espace tridimensionnel. C’est une matière à la fois souple et résistante, avec ses limites et ses lois spécifiques. Les temps de modelage, de séchage, parfois de ponçage, introduisent une dimension temporelle qui s’oppose à l’immédiateté. Elle nécessite une certaine énergie pour la transformer. Elle se ramollit, s’effondre et se dilue au contact de l’eau, s’effrite et se durcit, rétrécit en séchant, se casse parfois.

La gestuelle du modelage : émietter, taper, écraser, évider, amalgamer, ou bien encore mettre en pièces permet la mise en scène, en jeu de la destructivité primaire pour pouvoir trouver-créer des formes à soi.

A bras le corps elle est malmenée, tapée, jetée. Obéissante, elle accepte cette violence pulsionnelle, cette rage par une résistance inattendue de sa mollesse.

De la même manière, elle permet un travail de reliaison avec sa propre sensorialité aussi en lien avec l’érotique maternelle : caresser, lisser, mouiller…

En « mettant la main à la pâte », le geste s’inscrit dans le bloc minéral qui prend l’empreinte, la conserve, ou l’engloutit. Les fissures, les fentes menacent l’intégrité de la pièce. Il faudra que « ça tienne », que « ça résiste », en conjuguant la limite interne du matériau avec l’équilibre des forces en présence.

Entre deux séances, l’ébauche formelle étayée pourra se conserver enroulée dans des linges humides, voilée d’un plastique pour ne pas sécher. Ce différé là ne va pas sans surprise pour celui qui s’y risque, réveillant les inquiétudes de la séparation et les joies des retrouvailles, voire même un doute sur la propriété, la reconnaissance de l’objet.

Vient ensuite la durée du séchage, où l’éclatement ou la casse peuvent encore survenir.

Elle appelle la chair, la pulpe des doigts, dans une « corps/respondance » (S. Chaland) où la pensée s’extirpe de l’informe.

Par la biffure, la griffure, l’incision, la scarification, le tourment obstiné vivant la distord, l’anime…

Parfois la main ose à peine, timidement, craintivement l’effleurer, dans une volonté d’effacement de toute trace, engluant l’éventualité même du geste dans une boue consternante dont rien ne peut advenir.

Parfois la main se contente de porter l’infime petit morceau de terre jusqu’à la bouche, dans un mouvement probable de circonscription première de cet informe, signant l’incorporation comme première modalité de rencontre avec la matière extérieure.

Notes
35.

KIPLING R. (1901), Kim, Folio classique, 2005.