2.3.2 La terre : matière d’émergence psychique.

La matière terre propose une expérience de la bisexualité psychique dont elle est porteuse.

En effet, des éléments plutôt masculins et d'autres plutôt féminins seraient présents dès le plus jeune âge du bébé. Du côté masculin il s’agirait de l’éprouvé de dureté du corps, de solidité du portage, des éprouvés de sec et de piquant par exemple.

Du côté féminin, il s’agirait des parties molles et moelleuses du corps, de la douceur de la peau, du mouillé, du creux et d’une certaine qualité du regard. La sensorialité inscrit donc une première approche de la bisexualité que l’enfant rejouerait sur son corps en y investissant ces premiers contrastes.

La matière terre est à la fois du côté du féminin (matériau mou, chaleur) et du masculin (matière dure une fois sèche). On peut aussi associer son utilisation à des objets durs (couteau, truelle, ébauchoir). Elle constitue ainsi un fond sur lequel s’inscrirait une première bisexualité primaire.

A la naissance, le bébé est soumis au chaos de toutes les stimulations possibles. La mère, par son espace psychique et sa capacité de rêverie (W. Bion, 1962), protège l’enfant de cette sensorialité potentiellement violente (rôle de pare-excitation). Le bébé prend conscience de l’identité maternelle par l’intermédiaire des investissements sensoriels et les interactions entre une mère et son bébé sont principalement constituées d’échanges sensoriels.

La matière terre, support d’une médiation thérapeutique privilégiant la sensorialité tactile, peut servir de « prétexte » à communiquer avec la personne autiste ou psychotique. C’est dire toute l’importance du modelage comme mode de repérage de l’expression et de la figuration des angoisses corporelles, de certains aspects de la dynamique développementale (dimensionnalité psychique, enveloppes psychiques, Moi-corporel, constitution de l’objet), de l’évolution de l'image du corps et des processus de symbolisation, enfin, qui s’enracinent dans la sensorialité la plus primordiale.

Si l’on considère le modelage comme une éventuelle évaluation du processus d’émergence psychique, nous pouvons alors nous interroger sur les corrélations possibles qui pourraient exister entre les niveaux de réalisation du modelage et les différentes étapes du processus d’émergence autistique et psychotique.

C’est ce lien entre le mouvement corporel impliqué dans le modelage et le surgissement de « quelque chose de psychique » qui va nous intéresser, à travers le modelage et ce que ce dernier représente.

L’étude de la sensorialité autistique et psychotique, et particulièrement du toucher, à travers le modelage, donnerait-elle une clé pour accéder au sujet?

Il s’agirait alors de repérer les signes concernant l’élaboration du Moi-corporel.

En l’absence de langage verbal, le sujet utilise d’autres voies pour s’exprimer, notamment la voie sensorielle et le corps, directement impliqués dans le mouvement de modeler et précurseurs de la symbolisation. En effet, même sans parole prononcée, les sujets auxquels nous avons à faire ont une activité de pensée et leur mutisme ne les empêche pas de s’exprimer, notamment à travers le modelage, considéré comme un langage corporel permettant peut-être d’accéder à cette pensée trop souvent muette.

L’argile, pâte à modelage, qui représente à la fois la continuité et la transformation, semble particulièrement adaptée pour engager un processus thérapeutique avec des sujets psychotiques, processus qui nécessite à la fois du « même » et du « différent ». Ainsi la matière terre utilisée au sein du dispositif thérapeutique permettrait au sujet d’exprimer ses angoisses corporelles, mieux qu’il ne le ferait par le dessin ou par les mots qui lui font défaut, permettant un accès privilégié au sujet psychotique et à sa souffrance.

Si l’on considère les productions plastiques comme un langage à part entière, au même titre que d’autres modes d’expression (langage, dessin) ou d’autres manières d’être (rapport aux objets et à l’espace), ces formes modelées pourraient représenter certains aspects du développement (enveloppes psychiques, Moi-corporel) d’un autisme profond jusqu’à une possible individuation. On devrait ainsi pouvoir repérer une correspondance entre les types de productions en terre et les niveaux de configuration de l’image du corps (étapes de la construction du Moi-corporel).

En effet, la construction psychique de l’être humain reflétant la transformation des sensations corporelles en expérience psychique et en pensée, les productions plastiques seraient un reflet de ce qui se passe au niveau de l’émergence et de l’évolution de l’image du corps (traduction des angoisses corporelles en « traces modelées », véritable langage préverbal). Nous chercherons donc à étudier les processus psychiques en jeu dans l’utilisation du modelage, notamment les mécanismes de la symbolisation primaire.

Dans le travail de différenciation entre le sujet et l’objet (la mère), une part revient au sujet, et une autre revient à l’objet lui-même qui doit permettre au sujet de vivre des alternances satisfaisantes de rapprochement et de distanciation, de fusion-défusion-refusion. L’objet participe donc activement à ce travail de différenciation.

C’est l’expérience sensorielle, prise dans la dynamique intersubjective qui produit une émotionnalité primaire au plus près du corps vécu, qui est au fondement de l’affect et de la pensée.

F. Tustin (1972) précise que le Moi est d’abord constitué par un flux de sensations corporelles qui donnent un sentiment d’existence sans différenciation Moi/non-Moi.

Selon elle, au tout début de la vie, la première forme du Moi est un Moi-sensation, sorte de Moi-ressenti grâce auquel l’enfant se sent vivre et se perçoit à travers ses sensations corporelles.

Pour les personnes autistes et psychotiques, ce sentiment d’existence semble toujours prêt à être remis en question. Les sensations corporelles engendrées par l’activité de modeler (pétrir une matière sensible) peuvent aider le sujet à se sentir exister, à regrouper les sensations éparpillées et non localisées.

Les sensations corporelles sont fluctuantes mais en les « autogénérant » et en les entretenant constamment comme on peut le constater chez les personnes auxquelles nous avons à faire, le sujet cherche à établir la sensation d’une continuité corporelle lorsque celle-ci n’a pas encore été intégrée, le caractère rythmique des sensations permettant de lutter contre l’anéantissement pour ne pas se sentir menacé de disparition. Ces « stratégies sensorielles » précoces pour lutter contre des angoisses primitives perdurent chez les personnes psychotiques. Le contact continu entre la main et la matière, de même que faire-défaire-refaire une forme modelée peut aider le sujet à créer une permanence et une continuité corporelles.

Craignant de ne plus exister ou de se répandre, la personne peut focaliser son attention sur les aspects sensoriels des objets et considérer ceux-ci comme s’ils étaient une partie de son corps propre dans le seul but de se rassembler.

E. Bick (1984) décrit bien comment les bébés, dans des moments d’angoisse de lâchage s'accrochent à un stimulus sensoriel qu’ils ne lâchent plus.

Pour lutter contre le risque de non-existence, les personnes autistes cherchent à s’approprier la sensation de dureté en adhérant, par contact tactile, à des surfaces dures. Cela leur donne un sentiment de solidité et les rassure sur leur intégrité corporelle.

Malaxer la pâte molle et humide de la terre peut aider le sujet à la prise de conscience de ses propres limites et la souplesse du matériau peut prendre le relais des contacts durs pour finir par les « remplacer ».

L’impression laissée par les sensations tactiles circulant autour de la surface du corps apaise et réconforte l’enfant, celui-ci utilisant aussi la succion du pouce pour s’apaiser, dans une oralité bien construite (auto-érotisme) qui tend à la création d’un espace transitionnel.

Loin des activités auto-érotiques du début de la vie, les personnes auxquelles nous avons à faire créent des « sensations-formes » le plus souvent d’ordre tactile et corporel telles que se balancer, se frotter, tournoyer, ou encore effleurer pour apaiser les tensions internes ou externes, le contact avec une autre personne n’y faisant rien.

Au contact de l’argile (malaxage), la personne peut alors créer des formes apaisantes et se calmer rapidement dans des moments de grande tension.

L'enfant prend du plaisir à sentir l’odeur de sa mère, à entendre le son de sa voix, à sucer son pouce, etc., sensations qui sont progressivement investies grâce à la dynamique relationnelle.

Chez les personnes autistes, les sensations semblent investies en tant que telles coupées de toute dimension relationnelle, le plaisir intense étant plutôt procuré par les objets matériels. Mais ces jeux sensoriels avec les objets, et notamment l’argile, sont peut-être les restes de la trace d’un mouvement libidinal et pulsionnel. Malaxer la terre peut aussi procurer du plaisir au sujet.

Pour le bébé comme pour l’autiste, la sensorialité permet au Self de se sentir vivre. En adhérant aux qualités sensorielles de surface de l’objet externe, l’enfant s’identifie de façon adhésive à celui-ci. Il transforme le non-Moi en une co-extension du Moi, dans une intolérance à la différence pouvant conduire à des vécus d’arrachement lors des séparations, étape préalable à la différenciation et au fantasme d’être enveloppé par un contour. La sensorialité sert donc ici de support à un premier mouvement psychique identificatoire.

Malaxer permet peut-être ce travail de contact-fusion puis de différenciation. En effet, la matière terre utilisée dans le cadre-dispositif, grâce au travail du médium malléable qu’en feront les patients (indestructibilité, extrême sensibilité, indéfinie transformation, inconditionnelle disponibilité, et animation propre) permet de supporter l’activité fantasmatique et les premiers mouvements psychiques dont elle constituera le support.